Réunir sur scène, pour un récital commun, la jeune soprano russe Aida Garifullina, lauréate du concours Operalia en 2013, et le ténor américain Lawrence Brownlee, récent lauréat des Opera Awards 2017, était incontestablement une bonne idée, propre à enthousiasmer le public du Théâtre des Champs-Elysées. La grâce délicate de la première, l’énergie puissante du second allaient pouvoir s’opposer et s’unir de façon spectaculaire tout au long de la soirée.
Résonnant avec force pour l’ouverture de Don Pasquale, l’Orchestre de Chambre de Paris, dirigé de manière quasi théâtrale par Speranza Scappucci, donne d’emblée le ton du programme, accentuant les effets, emplissant l’espace sonore. C’est ce à quoi s’emploie aussi avec aisance et virtuosité Lawrence Brownlee dans l’air de Fernando (La Favorite), « Spirto gentil », véritable démonstration de la tranquille assurance du chanteur – scénique autant que vocale – , de la qualité de sa diction, de l’homogénéité de sa voix. On admire la technique impeccable, la longueur de souffle, la maîtrise du phrasé. Autant de qualités qui caractérisent l’ensemble des airs présentés, particulièrement celui d’Ilo, « Terra amica », de la rare Zelmira de Rossini, mais aussi l’interprétation de Nemorino dans deux duos de L’Elixir d’amour, et tout particulièrement celle de Tonio dans La Fille du Régiment. « Ah ! mes amis, quel jour de fête ! », moment attendu avec ses neuf contre-ut, galvanise la salle. S’il excelle à escalader ainsi, selon la formule, l’Everest du bel canto, le ténor est moins convaincant en Nadir. Placer ainsi Les Pêcheurs de perles en début de seconde partie, Bizet entre Rossini et Donizetti, n’était peut-être pas la meilleure idée de ce programme. Plus que la romance délicate que l’on attendait ici, toute de douceur et suavité, c’est le goût de la prouesse vocale qui semble dominer, parfois au détriment du texte, et que vient confirmer un accompagnement orchestral que l’on aurait aimé plus nuancé.
Dans sa longue robe scintillante qui contraste avec l’habit du ténor, Aida Garifullina se lance avec un élan juvénile dans l’aubade Mattinata de Leoncavallo, séduisant le public par la beauté de son timbre et la fraîcheur d’une voix qui laisse transparaître l’émotion, sans grand volume mais servie par une projection parfaitement maîtrisée. C’est en Sniégourotchka qu’elle convainc le plus, dans cet air qui, magnifiquement chanté en russe, révèle l’intensité d’une interprétation récemment donnée de La Fille de neige de Rimski-Korsakov à l’Opéra Bastille. Avec Gounod, on se laisse prendre au charme de l’air de Juliette, « Je veux vivre », qu’Aida Garifullina sait rendre entraînant et haletant, mais la prononciation du français rend, hélas, le texte incompréhensible.
Dans un récital, qui plus est de bel canto, la succession des airs isolés crée une forme de surenchère, alternant les morceaux de bravoure avec les applaudissements nourris, sinon frénétiques (et parfois prématurés), interruptions peu propices à l’instauration progressive d’un climat, d’un état d’esprit. Aussi les deux duos extraits de L’Elixir d’amour permettent-ils non seulement d’entendre les deux chanteurs ensemble, mais aussi de créer justement ces moments un peu plus longs au cours desquels l’émotion prend le temps de s’installer. Servis l’un et l’autre par une présence physique et un sens de la représentation dramatique tout à fait remarquables, Aida Garifullina et Lawrence Brownlee font alterner l’humour et l’émotion. Une petite bouteille d’eau en plastique brandie par le ténor tient lieu de philtre, la magie opère, le jeu scénique soutient les voix, permet le déploiement des affects, et ces deux duos équilibrent avec bonheur une soirée qui aurait pu tourner au show, avec tout ce que cela peut avoir de fascinant, mais aussi de frustrant pour le mélomane.
Le choix d’un extrait de La Traviata pour le bis, « Parigi, o cara… », s’inscrit d’ailleurs parfaitement dans cette recherche de l’émotion vocale que permet le travail sur le souffle, les inflexions, le legato et l’alternance des voix puis leur union dans le chant. Les personnages même d’Alfredo et de Violetta semblent incarner, par la solidité confiante de l’un et la sensibilité exacerbée de l’autre, l’image donnée par les chanteurs au cours du récital.
Il aurait fallu s’arrêter là, pour maintenir intactes cette émotion et cette conclusion, et c’est apparemment ce qui avait été prévu. Mais c’était compter sans les exigences du public. Deux rappels ont entraîné deux bis supplémentaires, la reprise par Lawrence Brownlee de « Pour mon âme… » avec tous ses contre-ut, renouvelant l’exploit de février dernier qui lui-même renouvelait déjà celui de Juan Diego Flórez à l’Opéra Bastille en 2012, et la reprise par Aida Garifullina de Mattinata, plus affirmée, résonnant comme une promesse d’avenir.