Pour l’ouverture d’Alceste, dans cette nouvelle production de l’Opéra de Lyon, Alex Ollé (du collectif catalan La Fura dels Baus) a eu l’idée de projeter un film muet dans lequel les chanteurs qui incarnent ensuite Admète et Alceste partent en voiture – la musique commence lorsqu’un doigt presse en gros plan la touche de l’autoradio. Il installe ainsi l’œuvre de Gluck dans notre modernité, mais il en déplace aussi les enjeux : tandis que le paysage défile, un échange agité tourne à la querelle entre époux. Après avoir perdu le contrôle de son véhicule qui effectue quelques tonneaux, Admète est dans le coma, et Alceste se sent coupable. Rien de tout cela dans le livret, mais il s’agit, nous dit le metteur en scène dans des propos cités dans la notice de salle, de « rendre crédibles [les] mécanismes psychologiques » des personnages. La force de l’image animée nous entraîne, émouvante dans son association avec la musique, redoublant le dynamisme de la partition par la mobilité des formes et des figures.
Passée cette projection initiale, la scène accueille des décors néo-baroques dus à Alfons Flores : à côté du salon et de la grande table de banquet, seule la salle vitrée d’une unité de soins intensifs (où se trouveront successivement Admète, puis Alceste) rappelle la dimension contemporaine du drame qui s’est noué. Des projections vidéo de Franc Aleu font varier les perspectives et les couleurs, créent de spectaculaires effets de fresques et de trompe-l’œil, donnant notamment aux scènes du troisième acte un aspect fantastique dans lequel évoluent, composant le chœur des dieux infernaux, des malades en chemise d’hôpital.
Opéra National de Lyon, 2017 © Jean-Louis Fernandez
Grâce à l’orchestre baroque I Bollenti Spiriti (Les esprits en ébullition), nouvelle formation composée de musiciens de l’Orchestre de Lyon sous la direction de Stefano Montanari, la musique, voulue par Gluck au service du texte, atteint parfaitement le but que lui assignait le librettiste Calzabigi dans l’épître dédicatoire figurant au début du texte imprimé de la version italienne en 1769 : « fortifier la poésie par une expression nouvelle ». À la qualité de l’exécution musicale dans sa recherche du son et du phrasé baroques s’allie celle des Chœurs de l’Opéra de Lyon, dont l’expressivité ponctue l’œuvre de manière efficace et émouvante.
Toutes les conditions paraissent réunies pour un spectacle d’exception, et pourtant la représentation est inégale. Indépendamment du statisme de la mise en scène et d’une direction d’acteurs minimaliste, Karine Deshayes ne semble pas parfaitement à son aise dans le rôle d’Alceste : la diction et la projection sont de bonne tenue, le chant est certes beau, mais souvent appliqué et reste la plupart du temps assez froid, peu flatteur dans les aigus, peinant à émouvoir. Julien Behr confine les beautés de son timbre dans un volume insuffisant pour le personnage d’Admète, tenu ici à distance de toute possibilité d’empathie. Hercule sans prestance mais associé de manière presque caricaturale à une figure christique, Thibaut de Damas pourrait améliorer sa diction afin de rendre son texte plus intelligible.
Le contraste est grand avec l’engagement fervent d’Alexandre Duhamel en Grand-Prêtre sonore et fascinant, dans une scène de spiritisme étonnante qui nous transporte pendant un moment, au cours des échanges étourdissants de cette voix puissante avec le Chœur, à un autre niveau d’émotion – sans doute la scène la plus saisissante de la soirée. Florian Cafiero et Maki Nakanishi tirent leur épingle du jeu avec un Évandre solide et un Coryphée gracieux, au chant soigné, de même que Tomislav Lavoie, Héraut et Apollon, renouvelant avec bonheur sa prestation saluée en 2015 au Palais Garnier.
Ainsi sauvée en partie par l’orchestre, les chœurs et une partie des personnages secondaires, cette représentation d’Alceste se termine de manière énigmatique, suscitant de nouvelles interrogations, à défaut d’avoir pu communiquer une émotion continue et durable : au cours de la projection vidéo d’un film de la famille réunie dans le bonheur autour d’Admète et d’Alceste, les images se dissolvent et s’estompent, laissant place au deuil. Sur la scène, Admète, en contradiction avec le lieto fine du livret, adresse un dernier adieu au corps d’Alceste dans son cercueil posé sur un catafalque recouvert d’un drap noir.