« Ah non ! Ils nous ont encore fait le coup de la cage de scène vide ! » pense-t-on d’abord quand le rideau se lève sur Alcione. Pour sa réouverture en fanfare après vingt mois de travaux, l’Opéra-Comique aurait-il choisi de se montrer nu ? Ne les a-t-on pas déjà assez vus, ces murs percés de hautes portes métalliques, par où arrivaient les décors, du temps où il y en avait ? Impression trompeuse, néanmoins, et l’on se ravisera vite, parce que le spectacle est tout sauf pauvre, et parce que cette nudité apparente ne relève en rien d’une facilité. Il est même plutôt courageux d’oser inventer aux fastes louis-quatorzien un équivalent moderne, au lieu de se laisser aller à l’imitation servile du Grand Siècle. Ce que proposent ici Louise Moaty et Raphaëlle Boitel, c’est une vraie vision personnelle de la tragédie lyrique de Marin Marais, et la présence de danseurs-acrobates-grimpeurs permet de faire voir à nos yeux du XXIe siècle ce que les machines et la décoration réalisaient autrefois : oui, le palais de Ceix s’écroulera, oui, les démons voltigeront au deuxième acte… Plus étonnant encore, les somptueux éclairages d’Arnaud Lavisse transfigurent le plateau et les costumes d’Alain Blanchot, de coupe et de couleurs pourtant modernes, taillés dans des étoffes étonnantes par leurs motifs ou leur texture : on croit d’abord voir le Poussin des Sept Sacrements, puis une diablerie de Magnasco lors de l’invocation des puissances maléfiques, autant d’images magnifiques qu’on s’étonne de voir naître au fil des actes. La fameuse tempête paraît peut-être un peu moins frappante, à contre-jour derrière ses grandes voiles blanches, et la fausse mer argentée du dernier tableau est quand même un peu maigre. Mais quelle fête de matelots nous est offerte par ces intrépides artistes que rien ne semble devoir empêcher de s’élever dans les airs ! Et avec quelle aisance les chanteurs semblent être devenus danseurs et s’être mêlés à leurs confrères muets !
© Vincent Pontet
Pour Jordi Savall, cette Alcione est l’aboutissement de nombreuses années d’efforts, et son amour pour Marin Marais trouve enfin à s’exprimer sur une scène. Dans la fosse, on est d’abord frappé par la vigueur de sa direction, par cette robustesse terrienne que les percussions contribuent à donner au premier mouvement de l’ouverture. Et malgré la présence de la mer et de l’air, éléments si importants dans l’intrigue, la musique gardera toujours cette solidité remarquable, loin de toute frénésie, de toute agitation emportée qui la priverait d’une partie de sa force (comment s’ôter de la tête la petite phrase des matelots qui revient tout au long de leur fête, portée par la saveur d’instruments populaires et presque aussi entêtante que la Sonnerie de Sainte-Geneviève-du-Mont ?). Et chapeau aux continuistes particulièrement en verve, jamais à cours d’embellissements pour le discours que l’on tient au-dessus d’eux, sur le plateau.
Les chanteurs réservent leur lot de retrouvailles et de découvertes. Retrouvailles avec ces deux frères de voix que sont Cyril Auvity et Marc Mauillon, par le naturel apparent de leur émission, toujours surprenant, où la déclamation semble couler de source en un flux continu. Le ténor insère dans son chant les notes les plus aiguës avec la même aisance que toutes les autres, et le baryton nous rend sensible l’amertume d’un personnage complexe et tourmenté. A leurs côtés, Lea Desandre s’impose dans le rôle-titre, comme on ne l’en aurait pas forcément crue capable après avoir entendu ses quelques phrases dans Zoroastre dirigé par Raphaël Pichon ; plus que son timbre de mezzo assez clair, c’est le dramatisme de toutes ses interventions qui frappe le spectateur. Avec une articulation toujours expressive et une admirable aisance scénique, Lisandro Abadie est souvent contraint par la partition à des notes très graves qui mettent moins en valeur sa voix, tandis que sa complice dans le crime trouve en Hasnaa Bennani une interprète pleine de distinction mais à qui l’on souhaiterait à certains moments un peu plus de volume sonore. Antonio Abete ne parvient pas à éviter une diction parfois exotique du français (c’est d’autant plus dommage qu’il est le premier à prendre la parole après le lever du rideau) et les aigus sont à plusieurs occasions lâchés comme s’ils échappaient désormais à son contrôle, ce qui prive d’autorité son Grand-Prêtre et son Neptune. Autour d’eux s’active une constellation de jeunes artistes issus du toujours dynamique chœur du Concert des Nations, parmi lesquels on remarque l’Apollon éclatant de Sebastian Monti ou le virevoltant Matelot de Yannis François.
Après les représentations à l’Opéra-Comique (jusqu’au 7 mai), le spectacle sera donné à Caen et à Versailles.