Couple maudit, soudé par l’amour et par l’ambition, tout ensemble brutal et sensible, s’affichant sans scrupules mais dévoré par le doute et le remords, les deux chanteurs principaux requis pour une interprétation réussie de Macbeth de Verdi doivent avoir l’envergure vocale et scénique de ce qu’on appelait naguère des « monstres sacrés ». Avec Alex Penda en Lady Macbeth et, dans le rôle-titre Juan Jesús Rodriguez, dont notre confrère Maurice Salles avait souligné les remarquables qualités lors de la représentation marseillaise de cette même mise en scène, le public est d’emblée convaincu et enthousiaste. Non seulement ces deux-là sont des acteurs nés, mais il sont dotés l’un et l’autre d’une projection puissante, et capables de rivaliser avec le volume d’un orchestre souvent déchaîné, aux accents exacerbés, à l’image du bruit et de la fureur qui, dans les vers de Shakespeare tronqués par les librettistes de Verdi, caractérisent le « récit d’un pauvre idiot » qu’est la vie aux yeux de Macbeth.
C’est sans doute ce sous-texte shakespearien qui inspire et explique la mise en scène de Frédéric Bélier-Garcia, qui avait parfois suscité la perplexité à Marseille en juin dernier. L’espace dans lequel apparaissent les sorcières, au début de l’opéra, semble bien être cette représentation du monde comme perpétuel chaos, tandis qu’à l’arrière-plan le cadre noir est un théâtre dans le théâtre, cette scène justement sur laquelle « un pauvre acteur se pavane » – on y remarque d’ailleurs un instant, assis et songeur, un personnage vêtu du costume traditionnel de Hamlet, noir avec collerette blanche. De ce point de vue, l’apparent bric-à-brac des décors devient la juxtaposition de traditions, d’époques, rappelant que l’intemporalité indéniable du propos n’existe qu’en tant que concept abstrait et ne peut prendre forme que dans des éléments ancrés dans des temporalités ici mêlées. La ruine d’une colonne dont ne subsiste que la base peut ainsi, l’espace d’un moment, redevenir le monument antique dont Lady Macbeth souligne en l’étreignant la symbolique érotique autant que politique. Le début de l’acte IV offre un magnifique tableau vivant qui peut rappeler certaines toiles de Delacroix, tandis que les lances qui transpercent soudain les parois de la salle du trône, lors de la bataille finale, évoquent Paolo Uccello ou Albrecht Altdorfer.
Giuseppe Verdi, Macbeth, Opéra Grand Avignon, 2017 © Cédric Delestrade
Évoluant avec aisance dans ces beaux décors de Jacques Gabel, Juan Jesús Rodriguez se montre à la hauteur des attentes suscitées par les éloges qu’il avait récoltés en juin dernier à Marseille. La vaillance du timbre, la longueur du souffle, les nuances exprimées dans l’interprétation du rôle lui valent à juste titre une ovation. Alex Penda fascine par sa dimension de tragédienne et par l’autorité qui se dégage de sa voix comme de sa personne, tant dans l’invocation initiale des ministres de l’enfer que dans le brindisi du banquet. Toutefois, l’expression des nuances est moins sensible qu’elle ne l’est pour Macbeth, et une tendance à chanter presque continûment forte gomme une partie de la palette des sentiments. La scène du somnambulisme souffre de ce parti-pris, d’autant que la fin est escamotée – avant de mourir, Lady Macbeth se précipite dans les coulisses et l’on n’entend que de loin les dernières notes, chantées sans diminuendo perceptible ni le fameux fil di voce avec son contre-ré bémol. Comme si l’incarnation si physique du personnage résistait ici à l’évanescence prévue par la partition.
Le Banquo d’Adrian Sampetrean est de belle facture, le timbre est agréable, la voix élégante et sonore, contribuant à rendre le duo initial viril autant qu’équilibré et l’air « Studia il passo » particulièrement émouvant. Violette Polchi donne à la Suivante de Lady Macbeth une fraîcheur et une sensibilité qui forment un heureux contrepoint. Si Kevin Amiel confère au rôle restreint de Malcolm une vigueur scénique et une présence vocale bienvenues, le Macduff de Giuseppe Gipali est malheureusement trop souvent couvert par l’orchestre, et l’on ne peut apprécier la qualité de son chant confidentiel qu’à l’occasion de l’air « Ah, la paterna mano » puisqu’il bénéficie d’un accompagnement orchestral allégé, suscitant alors des applaudissements nourris.
Tous les autres rôles sont de bonne, voire d’excellente qualité – ainsi, en quelques répliques, le baryton Jean-Marie Delpas réussit à donner au personnage du médecin une présence et une humanité saisissantes.
Tandis que l’Orchestre Régional Avignon Provence, sous la direction énergique d’Alain Guingal, donne le meilleur de lui-même dans les tutti et les nuances forte, les Chœurs de l’Opéra Grand-Avignon (et les Chœurs supplémentaires) sont remarquables de précision, tant dans le découpage contrasté des trois groupes de sorcières que dans les ensembles (superbe interprétation du célèbre « O patria oppressa »), et l’on peut saluer de manière appuyée leur travail mené sous la direction d’Aurore Marchand.