Une représentation de Carmen avec Roberto Alagna est toujours un événement particulièrement attendu. Et la distribution proposée par l’Opéra Bastille ce soir, dans la production créée à Peralada de 1999, et vue un peu partout depuis, renforçait ce sentiment. Las, à peine installés, l’annonciateur des mauvaises nouvelles fit irruption sur scène pour nous apprendre que le ténor était souffrant, mais tenait quand même à assurer la représentation. Et toute la soirée serait à l’image de ce moment de désarroi. Une juxtaposition de grandiose et de petites déceptions au goût d’inachevé.
Calixto Bieito situe sa Carmen à la fin du règne de Franco, au début des années 70 (voir compte-rendu). L’acte I s’ouvre ainsi avec une scène de torture très violente, assez répandue sous la dictature franquiste, et s’enchaîne avec l’hyper-sexualité débridée des soldats et des cigarières. Ce parti pris, qui certes permet de se souvenir de la considération de la femme travaillant en usine au XIXe siècle, a néanmoins l’inconvénient de présenter Carmen empreinte d’une vulgarité dont sont pourtant dépourvues les sensuelles zingarellas. D’ailleurs ses acolytes Frasquita et Mercedes ne seront pas mieux loties au deuxième acte, Bieito situant l’auberge de Lilas Pastia dans une voiture de mafieux et affublant ces chères demoiselles de tenues racoleuses. C’est d’ailleurs le seul vrai problème de cette mise en scène. La sexualité brutale prend tout le pas sur la sensualité dans les deux premiers actes. L’acte III dans la montagne, hormis le prélude égayé par le strip-tease intégral d’un figurant ma foi fort bien doté, par son jeu de lumières sur les voitures et les chœurs, contraste avec la scène finale totalement épurée du IV, l’arène vide où se joue l’ultime corrida. Comme le torero traîne le taureau terrassé, José entraîne le corps inanimé de Carmen vers le fond de l’arène. In fine, pas de quoi mériter les huées qui accueillent le pauvre metteur en scène au moment des saluts.
Au pupitre, Bertrand de Billy propose une direction intéressante et enlevée, mais quelque peu inégale, alternant des tempi ultra-rapides comme dans l’ouverture, provoquant la noyade de plusieurs pupitres de l’orchestre, et des moments de délicatesse infinie dans le duo de Micaëla-José et le quintette de l’acte II. On peut toutefois s’étonner de devoir encore subir la version écourtée du duel et, surtout, la suppression des dialogues précédant l’arrivée de Micaëla dans la montagne et suivant son départ de l’acte I, lorsque José découvre la lettre de sa mère. Le spectateur doit également souffrir de nombreux décalages entre l’orchestre et le plateau, pour sa part bien équilibré en termes de distribution.
Vocalement la plus grande réussite de la soirée revient incontestablement à la Micaëla d’Aleksandra Kurzak, qu’elle incarne à la perfection d’un bout à l’autre de l’œuvre, traduisant dans chaque note l’infinie douceur et la grande détermination du personnage. Excellente diction, timbre de velours, très grande homogénéité des registres, aigus naturels et aériens, la soprano nous promène avec bonheur dans le cœur d’une jeune Navarraise éprise de son beau soldat.
Roberto Alagna, malade, a livré, après deux premiers actes en demi-teinte (un vibrato très prononcé, conséquence physiologique directe du rhume, couronné d’un craquage pour dissimuler une quinte de toux sur « et j’étais une chose à toi »), un troisième acte bouleversant et un dernier acte exceptionnel d’intensité dramatique, comme lui seul en a le secret, transcendant complètement son état grippal. Le ténor n’interprétait plus, il était l’incarnation aboutie de Don José. Tour à tour menaçant et éperdument épris de Carmen, il nous a, au final, offert une prestation miraculeuse à la charge émotionnelle intense.
Malgré la vulgarité et la nymphomanie imposées à cette Carmen, Clémentine Margaine réussit l’exploit de ne quasiment jamais les laisser affecter son chant, à quelques exceptions près comme son « taratata » ou certains ports de voix peu heureux au cours des scènes les plus torrides. Son timbre magnifique sied à merveille à l’air des cartes et à la scène finale. Les graves sont somptueux, assénés avec une puissance inouïe, et jamais poitrinés. Le phrasé est parfaitement maîtrisé dans les deux derniers actes. En revanche la chanteuse est quelque peu gênée par sa voix ample au premier acte, savonnant quelques notes de la Habanera et respirant surtout de façon intempestive et prononcée. Les premiers piani sont aussi difficilement audibles.
Roberto Tagliavini campe pour sa part un excellent Escamillo avec son chant long et noir. Voix ample et ronde, Excellente diction, graves magnifiques, de l’air du toast au duel avec José, il nous a régalé de sa présence scénique et de sa grande musicalité. Les autres protagonistes sont tous pétillants et intéressants avec une mention spéciale pour l’agilité vocale de la Frasquita de Vannina Santoni et la très belle voix de Jean-Luc Ballestra en Moralès. Rien à redire non plus sur les choeurs de l’opéra, à leur plus haut niveau, et la toujours excellente Maîtrise des Hauts-de-Seine.