Reprendre le Don Quichotte de Massenet à la Halle aux Grains vingt-cinq ans après l’enregistrement dirigé par Michel Plasson, est-ce un hommage ou un défi ? Peut-être la réponse de Tugan Sokhiev à ceux qui susurrent que sous sa direction les musiciens toulousains n’ont plus aujourd’hui le son si afférent à la musique française que leur mentor privilégiait. En tout cas une gageure, incomplètement soutenue.
D’abord, à cause d’une distribution qui semble relever davantage de choix par commodité que par adéquation. En attribuant presque tous les rôles à des chanteurs russes ou assimilés avec lesquels il a travaillé ou travaille régulièrement, au Marinski ou au Bolchoï, Tugan Sokhiev s’est simplifié la tâche puisque cela lui a probablement permis de réduire le temps des répétitions, ses diverses fonctions l’obligeant probablement à jongler avec le temps. Mais ce qui était admissible et peut-être souhaitable pour les opéras russes qu’il dirigea au même endroit – Eugène Onéguine et Iolanta – l’était-il pour ce Don Quichotte ?
On ne poserait pas la question si la qualité de l’énonciation était pleine et entière. Or, même si on est loin du désastre redouté, il reste qu’en dépit de l’application qu’on perçoit et du travail qu’on suppose, l’intelligibilité est souvent à deviner. On objectera que cela peut être le cas pour des chanteurs français ou francophones. Nous ne croyons pas nécessaire qu’un interprète soit né dans la langue qu’il va chanter ; Anna-Caterina Antonacci, pour faire un exemple, a une diction du français que bien des natives pourraient lui envier. Mais un des charmes du Don Quichotte de Massenet réside dans la symbiose entre le verbe et la musique. Fausser cet équilibre par une diffusion où le texte perd sa clarté est rendre un mauvais service à l’œuvre. Il suffit de quelques approximations dans la couleur d’une voyelle, dans la coulée d’une consonne pour que la musique d’ensemble soit affectée.
Ce phénomène n’épargne pas totalement Ferruccio Furlanetto, pourtant spécialiste reconnu du rôle-titre. Bien qu’aucune annonce n’ait été faite, il nous semble dès son entrée passablement fatigué, probablement enrhumé, et tout son métier ne pourra dissimuler quelque toux contenue ou quelque graillon sur lequel la voix s’étrangle. C’est à cette indisposition plus qu’à son âge que nous attribuons la gestion du souffle qui l’amène parfois à surligner la diction jusqu’à une préciosité étrangère au personnage. Mais comme nous aurions aimé que le français de son Sancho soit équivalent ! On ne comprend pas un traître mot de la tirade qui est un écho du catalogue de Leporello. Pourtant on ne peut douter que les intentions d’Andrii Goniukov ne soient bonnes, car au moins il montre l’émotion de son personnage au dernier acte, peut-être tiré par le jeu de Ferruccio Furlanetto, qui compose très savamment à partir de la fin du quatrième acte un personnage d’homme brisé après avoir été éconduit par Dulcinée. Anna Kiknadze, qui nous avait séduit sans réserve dans Eugène Onéguine et dans Iolanta, a conservé l’amplitude vocale de naguère, on s’en rend pleinement compte au quatrième acte, mais on aurait aimé sentir davantage de rondeur et d’éclat dans sa romance initiale, où les vocalises évoquant le cante jondo manquent de la sensualité qui fait naître de la volute sonore l’image d’un corps ondulant sous la volupté. Surtout l’interprétation ne rend pas sensible la personnalité d’une Dulcinée coquette comme Célimène, charmeuse comme Mélusine et sensuelle comme Thaïs.
C’est bien le problème de cette version dans son ensemble : par-delà les problèmes d’élocution la fidélité à la lettre de la partition est indéniable. Mais à son esprit ? Don Quichotte est, sinon l’opéra de la nostalgie, du moins celui des rêves avortés. C’est pourquoi il flotte sur l’œuvre une mélancolie discrète qui est peut-être la sécrétion involontaire de l’état d’esprit d’un Massenet vieillissant et malade. Elle doit être légère comme la traîne subtile d’un parfum évanescent. L’exécution que donne l’Orchestre National du Capitole, sous la direction très présente de Tugan Sokhiev, est d’une qualité technique exceptionnelle : les différents pupitres, qu’il s’agisse des percussions initiales, des cuivres, des bois, des cordes avec le somptueux solo de violoncelle, tous font assaut de talent, dans une émulation jubilatoire. Le chef imprime des rythmes proches de ceux gravés par son grand aîné, avec un minutage global très voisin, il obtient une clarté des plans, des effets de transparence ou des diaprures d’une immédiate séduction. Mais est-on chez Massenet, quand l’Espagne est évoquée avec les archaïsmes et les échos de Manon, ou dans l’Orient de Borodine, ou chez Rimski-Korsakov ? Quand les artistes des chœurs chargés de jouer les brigands ou les laquais ouvrent la bouche, on est de plain-pied dans l’opéra français. On y est encore avec les chœurs, d’une précision et d’une présence qui subjuguent. On s’en écarte plus ou moins selon les intervenants du quatuor de jeunes artistes du Bolchoï. Si bien que la somptuosité sonore de l’orchestre et des chœurs ne comble pas. Au fond, ce concert met en lumière les conséquences de la définition d’un poste par le nombre de semaines de présence : cela permet à des artistes très sollicités de cumuler plusieurs directions. Ils cherchent évidemment les formules leur permettant de tout concilier. Il n’est pas sûr que la solution compatible avec des tiers temps soit la meilleure pour les oeuvres !