Parmi les multiples versions de Boris Godounov, c’est la première, celle de 1869, qui est proposée en ce moment à l’Opéra de Marseille dans une production créée à Liège en 2010. Responsable de la mise en scène et des décors, Petrika Ionesco signe un spectacle haut en couleurs, où brillent certains costumes de Lili Kendaka qui semblent sortir d’icônes précieuses. En larges fresques les images pieuses du christianisme orthodoxe recouvrent les panneaux mobiles qui, en se détachant sur les fonds de scène que Patrick Méeüs éclaire sans souci de réalisme, composent le décor, suggérant ainsi le monastère initial, puis les abords de la cathédrale, puis à nouveau un monastère et enfin le palais du Kremlin, résidence du tsar et siège de l’assemblée des nobles. Au fur et à mesure qu’augmentent les tourments de Boris, ces panneaux se désunissent et les fresques se fragmentent, jusqu’à l’éclatement au moment de la mort de Boris. Le procédé constitue une illustration éclairante du drame mais ce symbolisme doit cohabiter à la fois avec une recherche de réalisme, par exemple dans la cellule de Pimène, que les intentions du compositeur légitiment a priori, et avec le fantastique quand par le glissement d’un panneau Petrika Ionesco révèle brusquement l’invisible, le rêve qui hante le novice. Le résultat est spectaculaire mais le projet esthétique incertain.
En revanche la cohérence dramatique est indiscutable. Elle est obtenue grâce au personnage de Chouïsky, dont l’omniprésence fait celui qui tire les ficelles, du tableau initial au tableau final où, allant au-delà de l’œuvre, le metteur en scène le montre poignardant le fils de Boris pour couronner le faux Dimitri. Moussorgski croyait être fidèle à l’histoire événementielle, puisque l’œuvre de Pouchkine qui l’avait inspiré puisait sa source dans L’Histoire de l’Etat russe de Nikolaï Mikhaïlovitch Karamzin, ouvrage considéré alors d’une exactitude scientifique. L’opéra de Moussorgski prend fin dans cette version avec la mort de Boris. Petrika Ionesco avait-il le droit de surimposer la sienne ? Il fait de Pimène le complice de Chouïsky, d’abord quand le vieux moine pousse Grishka à prendre le trésor que lui offre le boyard pour qu’il se lance dans l’aventure et ensuite en surgissant devant la Douma à point nommé pour rappeler par son récit du miracle le tsarévitch assassiné et pousser à bout l’angoisse mortelle du tsar. Fallait-il lui assigner aussi précisément ce rôle ? L’ambigüité aussi a son prix.
Quoi qu’il en soit, le spectacle fonctionne et va son train, les précipités entre les sept tableaux permettent d’enchaîner sans entracte leur succession. Si la gestion de la foule, dans le premier, nous a semblé assez peu pertinente, les gesticulations qui quémandent cadrant mal avec une participation collective d’un tel mauvais gré qu’elle doit être stimulée par des menaces, si plus tard la présence des boyards dans le tableau d’intimité du tsar et de ses enfants nous a été importune, la direction d’acteurs dans son ensemble nous a convaincu. Les soldats sont brutaux, le peuple veule et changeant, les boyards divisés et turbulents, les religieux complices du pouvoir. Les processions font défiler la pompe des puissants sous le nez de la plèbe et constituent un spectacle dans le spectacle, dont la réussite globale, longuement saluée à la fin par des applaudissements rythmés, tient à l’engagement collectif.
Le couronnement du faux Dimitri (Jean-Pierre Furlan ) © Christian Dresse
Il serait irréprochable si quelques participants de la maîtrise n’étaient apparemment plus soucieux de chercher qui reconnaître dans la salle que de se concentrer sur leur jeu scénique, pourtant simplifié à l’extrême ; heureusement l’apprentissage de leurs parties a rendu sûre l’exécution, même dans ces conditions de distraction. Leurs aînés sont revenus de ces enfantillages et c’est avec la concentration de professionnels qu’ils affrontent le nombre et la complexité de leurs interventions, auxquels s’ajoute la difficulté d’une langue peu familière. Est-ce une impression ou une illusion ? Il nous a semblé sentir que la difficulté avait stimulé les artistes des chœurs et que la joie du travail accompli ressortait dans la qualité de leur participation, dans l’éclat, la souplesse ou la légèreté dont ils se sentaient capables, dans la fierté de l’exploit accompli. Ce même ressenti gratifiant, nous l’avons éprouvé aussi venant de la fosse, comme si les musiciens avaient pris un plaisir particulier à s’approprier une œuvre qui n’avait pas été donnée depuis 1987 ! Du prélude intrigant à la polyphonie de la scène du couronnement, de l’accompagnement vibrant de la méditation de Pimène aux éclats rieurs ou brutaux de l’auberge, jusqu’à la sourde angoisse de Boris, du tintement mécanique de l’horloge jusqu’au glas fatal, toutes les couleurs de la partition sont là, dans une clarté où les rutilances des cuivres vont de pair avec la transparence des cordes et les raffinements des bois. Sans aucun doute un long travail de préparation porte ici ses fruits, sous la direction du bon connaisseur de l’oeuvre qu’est Paolo Arrivabeni, qui dirigeait déjà à Liège la version de 1872.
Est-ce lui qui a choisi cette révision de Michael Rot ? Qui doit-on incriminer pour la suppression de la chanson du canard bleu ? Privée de cet air dans le rôle de l’aubergiste et de la chanson pour Xenia dans celui de la nourrice Marie-Ange Todorovitch fait de son mieux pour habiter les bribes qui lui ont été laissées, et avec l’abattage qu’on lui connaît elle y parvient, mais on imagine sa frustration. C’est d’autant plus agaçant que tous les autres rôles, jusqu’aux plus brefs, ont été sauvés, et que, on se plait à rendre hommage au responsable de la distribution, les interprètes sont tous à la hauteur de l’enjeu et composent un plateau d’une homogénéité rare. Jean-Marie Delpas, épisodique homme du peuple, Marc Larcher, moine dévoyé, sont moins favorisés que Julien Véronèse, qui doit intervenir tant au premier qu’au quatrième tableau en policier brutal et analphabète. Deux interventions bien projetées aussi pour Ventseslav Anastasov dans le rôle du secrétaire de la Douma chargé des annonces officielles. Une seule, mais si exigeante, pour Christophe Berry qui incarne un innocent sorti d’un tableau de Brueghel avec une intensité très émouvante. Une seule scène aussi, mais longue et variée dans sa difficulté pour Wenwei Zhang qui campe un Varlaam gargantuesque, et unit à l’ampleur de la voix une verve scénique sans retenue. Chouïsky module son expression en fonction des circonstances et des interlocuteurs, avec la prudence du conspirateur, et cela l’intelligence de Luca Lombardo lui permet de le rendre sensible sans aucun effet d’histrion. La douleur de Xenia, inconsolable de la perte de son fiancé, nous a semblé au contraire excessivement théâtrale. Déconcerté par l’expressionisme de Ludivine Gombert, nous avons appris ensuite qu’un événement familial était à l’origine de cette effusion. Rôle sacrifié aussi que celui de Fiodor, dans cette révision, mais ce qui reste à Caroline Meng lui suffit à faire valoir la couleur et la rondeur de son timbre ainsi qu’une pétulance gracieuse et juste.
Il est plus difficile de croire que Jean-Pierre Furlan, même s’il porte bien son âge, est censé avoir vingt ans. Et pourtant grâce à une composition scénique qui donne à Gregori une maladresse physique révélatrice d’un mal-être mental, le ténor a su réduire à peu d’importance le handicap d’une apparence très éloignée du portrait détaillé du personnage. Comme la tessiture ne le pousse pas dans les zones très aigues où le métal affleure, il se tire avec honneur de cet engagement. Avec cette énergie dans la voix, il serait difficile de croire que Nicolas Courjal est un vieil homme s’il n’était grimé ; mais quand la splendeur vocale emplit vos oreilles et que la sensibilité de l’interprète fait vivre le texte avec cette intensité, cette noblesse et cette variété d’accents on ne peut que savourer le plaisir qui nous est offert ! Dans le rôle de Boris, enfin, qu’il chante depuis une dizaine d’années, Alexey Tikhomirov s’impose sans effort apparent. Sa haute stature lui donne la prestance de l’ambitieux qui s’est donné un destin ; sa voix de basse chantante a une souplesse qui lui permet de moduler de façon raffinée les douleurs de l’introspection et la qualité de la projection écarte toute emphase. Cela donne à sa composition une sorte de pudeur qui n’est pas moins émouvante que les effets plus marqués d’une certaine tradition. Quand il s’abat sur la scène, la coda ajoutée par Petrika Ionesco affaiblit, pour nous, l’impression finale si paradoxale de cette mort, à la fois désastre et soulagement. Le public semble pourtant l’avoir beaucoup appréciée car s’il nous avait semblé tiède à la fin de chaque tableau, il se rachète alors par la chaleur et la durée des applaudissements. Spassiba à tous, bon retour, Boris !