Production de Salzbourg largement commentée par notre confrère Claude Jottrand en 2013, cette version en italien et en cinq actes, dite de Modène (1886) si l’on se réfère à la présentation de la Scala, est pour ainsi dire quasi complète (à l ‘exception notable des ballets parisiens et du lacrimosa de la fin du IVe acte) selon la genèse riche et complexe de l’œuvre. Elle revient au Teatro alla Scala après quarante ans d’absence, Claudio Abbado l’ayant dirigée pour la Saint-Ambroise de 1977. Sans paraphraser la longue description de Salzbourg, Peter Stein suit avec pointillisme le livret et l’époque sans audace, avec une certaine poésie mais, à Milan, avec un certain ennui que les déplacements et pauses cantonnés à l’avant-scène n’aident guère à animer. Est-ce le sort échu à ce qui est finalement une reprise dans un autre théâtre ?
Ennui aussi lors dès deux premiers actes dans la fosse où Myung-Whun Chung ne parvient pas à maintenir la cohésion entre celle-ci et le plateau. Les décalages avec le chœur, dans une très moyenne forme, sont fréquents quand la battue, plutôt lente, manque de soutien. Il faut attendre le retour du deuxième entracte et le trio du jardin entre Eboli, Carlo et Rodrigo pour qu’enfin le drame prenne de l’ampleur, fouetté par les violons et violoncelles. Dynamique et lyrisme se conjuguent enfin dans les deux derniers actes au diapason d’une distribution de très belle qualité.
Ekaterina Semenchuk ne manque pas d’abattage en Eboli. Appuyée sur un volume sans faille sur toute la tessiture, la mezzo russe campe la femme de pouvoir et fait culminer son interprétation dans un « don fatale » épique qui rattrape les quelques manquements aux vocalises de la chanson du voile. Timbre clair et juvénile, Simone Piazzola délivre une performance en demi-teintes. Son Posa est à l’égal du roi pendant les trois premiers actes, tant par la présence que par la puissance, mais sa mort reste bien trop scolaire et froide. S’exposant davantage, jusqu’à un accident bénin au IVe acte, Francesco Meli habite Carlo de son timbre solaire et de son phrasé mielleux. L’infant révolté et instable l’emporte en conséquence sur le dépressif ou le suicidaire. Si l’acteur n’est pas des plus crédibles, il parvient toutefois à rendre brûlants les désirs et les aspirations du personnage. Ce feu se marie avec l’élégance et la pureté de ligne de Krassimira Stoyanova. Parfois en retrait dans les ensembles, sans doute pour tenir la distance du rôle, la Bulgare pare son chant des demis-teintes, notes filées et pianos qui rendent son Elisabeth ici sensible et fragile, là royale et vindicative. La technique est superlative, notamment dans « non pianger mia compagna » (acte II) tout en subtilités, et bien entendu dans un « Tu, che le vanità » amené crescendo. Toutefois, la reine cède le pas ce soir-là au roi de Ferruccio Furlanetto. Un soir où la voix n’accuse nullement les 67 années du chanteur, un soir où tout le métier est au service d’une incarnation complète : de la morgue tempétueuse de l’autodafé à la brisure intime d’un « Ella giammai m’amo » qui lui vaut un triomphe. L’art des couleurs de la basse se concentre dans chaque syllabe, polie ou blanchie, pour peindre un Philippe blessé à jamais. Eric Halfvarson souffre davantage de l’usure de son instrument mais là encore, les années et l’intelligence pallient. Le chant est plus brut et rustique, l’Inquisiteur pas moins terrifiant.