Le Concert du nouvel an, à l’est du Rhin, fait partie de la panoplie des fêtes au même titre que le champagne, le chocolat et les cotillons. Le Festspielhaus de Baden Baden adapte la tradition en invitant quelques heures avant les fatidiques coups de minuit deux des plus grandes voix du moment dans un programme d’airs et duos d’opéras français, saupoudré d’opérettes. Faut-il présenter Sonya Yoncheva et Piotr Beczala ? Si l’art lyrique disposait comme le tennis d’un classement ATP, l’une et l’autre en occuperaient les premières places. Lui se montre d’emblée à son avantage dans la cavatine de Faust, rôle dont il est aujourd’hui un des meilleurs titulaires. L’articulation, l’égalité d’une voix lisse, moins latine que germanique, l’aisance, la projection : tout concours à dessiner un héros goethéen à l’inaltérable jeunesse. Elle met plus de temps à s’imposer. Non que l’Air des bijoux lui pose la moindre difficulté. Au contraire, le chant est déjà porteur des promesses qu’il tiendra par la suite – longueur, souplesse, avec sur le « ah » de « ah, je ris » un trille délicat. Mais, pour l’heure, l’interprétation se conforme à la nature modeste de Marguerite, timidement éblouie lorsqu’elle découvre sa beauté en ce miroir définitivement kidnappé par la Castafiore, et, dans le duo du jardin, pudique face aux ardeurs d’un Faust dont les subtilités de la cavatine – notamment sur le mot « chaste » – se conjuguent alors à l’imparfait.
Que paraisse Manon dans un duo de Saint-Sulpice enfiévré et le rapport de force s’inverse. C’est alors le ténor qui se place en retrait, incapable de résister aux avances de la soprano, soumis à l’autorité de l’accent, assujetti au tracé voluptueux d’un « n’est-ce plus ma main » conquérant, à la rougeur brûlante d’un timbre que l’on dirait chauffé aux eaux jaillissant à plus de 50 degrés des sources thermales voisines, pris au piège d’une démarche flexueuse qu’une robe couleur chair portée au plus près du corps rend plus onduleuse encore. Un avant-goût prometteur des représentations monégasques le mois prochain ? Puisque le début d’année est propice aux vœux, souhaitons-le.
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En deuxième partie, une rumeur satisfaite accueille la découverte d’une nouvelle robe vaporeuse à motifs noirs et blancs. La Habanera de Carmen ouvre des perspectives inattendues. Depuis Callas notamment, on sait que le rôle n’est pas interdit aux sopranos et ce sont des accents callassiens, rauques et sombres, que laisse d’abord transparaître la voix avant que ne se dessine le personnage, dans toute sa sexualité agressive, félin, dangereux et évident, d’une de ces évidences qui rendent boiteuse toute autre proposition. Le Si bémol censément piano est la seule ombre d’une « fleur que tu m’avais jetée » où Piotr Beczala semble retrouver l’aisance abandonnée sur les marches de Saint-Sulpice. Mais, Roméo souffre à nouveau de la confrontation avec Juliette, insolente d’intensité, de sensualité et de volume, quand bien même la clarté du français de l’un et de l’autre laisse à désirer.
Avec en bis deux incontournables du genre – « Heure exquise » et le brindisi de La Traviata –, la suite relève davantage du passage obligé. Il s’agit de déposer sur le concert ce diadème étincelant que l’on réserve aux soirs de fête. Piégé par les éclats de l’orchestre dans l’air d’Octavio extrait de Giuditta, Pietr Beczala se rachète par un « Dein ist mein ganzes Herz » sans ambages tandis que Sonya Yoncheva, peu intelligible dans la grande valse de Gabrielle, « Ô Paris, gai séjour », qui voudrait une voix plus légère, dissipe son talent dans la « vie en rose ».
Pour son époux à la ville, le chef d’orchestre Domingo Hindoyan, il s’agit aussi de se conformer aux règles de l’exercice. Ne pas creuser le relief, préférer la lumière à l’ombre et polir les sonorités du Deutsche Radio Philharmonie Saarbrücken Kaiserslautern de manière à ce qu’elles rutilent de mille feux. Le clinquant ne prend cependant jamais le pas sur le brillant et, si du premier balcon, les instruments l’emportent parfois sur la voix – du ténor surtout – l’acoustique du Festspielhaus en est peut-être la première responsable. Qu’importe ! Les applaudissements d’une salle que l’on s’étonne de voir clairsemée consacrent le succès des interprètes. 2016 se referme sur un bouquet de roses brandie par Sonya Yoncheva et les promesses d’une Manon qu’il nous tarde de découvrir à partir du 20 janvier à l’Opéra de Monte-Carlo.