Ce n’est qu’en 1993, d’après le dépliant tenant lieu de programme, que Maria Stuarda avait abordé en principauté de Monaco, et depuis 1997 on n’y avait plus entendu cette œuvre de Donizetti. En la programmant en concert Jean-Louis Grinda lui offre le bel écrin de l’auditorium Rainier III, que les boiseries qui le tapissent rendent particulièrement chaleureux. Dans le rôle-titre notre belcantiste nationale, Annick Massis, vient marcher sur ses propres traces puisqu’elle interprétait déjà la reine tragique le 30 octobre dernier à l’opéra de Marseille, là aussi en concert. Nous avions relevé alors, outre la maîtrise technique exemplaire, un léger déficit dans l’incarnation, et nous l’avions attribué à l’extrême concentration sur la qualité de l’émission, si intense qu’on pouvait la percevoir sur le visage de la cantatrice, au détriment des émotions du personnage. Ainsi avait-elle relevé vaillamment le défi d’une version où toutes les reprises étaient effectuées, avec leur lot de variations et d’ornements, comblant ses admirateurs par sa virtuosité dans cette parade du bel canto.
Est-ce cette réussite récente qui la rassurait, est-ce d’aborder, pour ces concerts monégasques, une version moins exigeante en termes d’énergie et de pyrotechnie car allégée d’une partie des reprises, qui rendait l’artiste plus sereine ? Nous n’avons pas ressenti la tension forte jusqu’au malaise qui émanait à Marseille de tout le corps d’Annick Massis. En revanche dès son entrée nous avons perçu la fermeté vocale et interprétative qui nous avait alors manqué. La voix est claire mais totalement dépourvue d’acidité, les aigus sont brillants et les accents nettement plus et mieux marqués. Du coup, nous n’avons pas sous les yeux une dame qui chante mais un personnage qui vit. Certes, nous aimerions que la fougue de Maria Stuarda semble plus spontanée, soit encore plus affirmée, mais ce n’est pas le tempérament de l’interprète. En tout cas, si le feu d’artifice vocal est moins spectaculaire qu’à Marseille pour les raisons dites plus haut, la vigueur nouvelle, même si la faiblesse des graves reste ce qu’elle est, compense pour nous l’économie sur les suraigus vertigineux et nous nous associons à l’hommage qu’un public conquis a longuement rendu à la cantatrice.
Ce triomphe à l’applaudimètre ne doit pas éclipser le beau succès du reste de la distribution. Laura Polverelli, qui incarne Elisabetta, la rivale et le bourreau, est-elle dans un mauvais jour ? Sa voix, qui n’est pas des plus étendues, manque un peu d’aisance aux entournures, et quelque aigu ou quelque grave en disent nettement les limites. Au moins nous épargne-t-elle des sons caverneux et forcés, et quand la tessiture la trouve à son aise, elle fait valoir une musicalité, une souplesse et une agilité qui sont bien celles requises par ce répertoire. Mais surtout elle joue le personnage et tous les affects passent sur son visage et dans ses attitudes, et cette expressivité complète celle de son chant et en rachète les faiblesses ponctuelles. Quand les deux reines se toisent, l’électricité est dans l’air. L’enjeu de leur rivalité, le comte de Leicester, est campé élégamment par Francesco Demuro. Si quelques nasalités inquiètent d’abord quand le chant est en force, elles disparaissent complètement quand la voix s’est chauffée, et c’est une interprétation remarquable, tout à la fois mâle et nuancée, qu’il nous est donné d’entendre.
Dans les rôles des conseillers, le baryton Fabio Maria Capitanucci et la basse In-Sung Sim sont un peu les faire-valoir des deux reines. Le premier, devant convaincre Elisabetta que la paix de l’Angleterre passe par la mort de Maria Stuarda, charge de sens ses paroles, en les grossissant parfois jusqu’à nuire à la fluidité de la ligne de chant. Le second a une voix dont le poids naturel ne nécessite pas d’effets grossissants et où il fait passer la dignité d’un personnage qui est aussi un croyant fervent. Le rôle effacé d’Anna, la suivante de Maria Stuarda, a été confié à Karine Ohanyan, qui s’en acquitte avec son habituelle probité.
Karine Ohanyan, Annick Massis, Francesco Demuro, Antonino Fogliani (de dos) et Laura Polverelli © alain hanel
La soixantaine de choristes impressionne tant elle démontre de qualités différentes et complémentaires, cohésion globale, clarté des registres, mordant ou souplesse, témoignant du travail d’excellence accompli avec Stefano Visconti, le chef de chœur. Les musiciens de l’orchestre ne sont pas en reste : l’exécution est sans bavure qui mérite d’être relevée. Cuivres, cordes – superbes basses –, bois, tous concourent à exalter la musique de Donizetti, dans ce lieu si propice où maints auditeurs de ce jour les retrouvent pour le cycle de concerts symphoniques. Ils semblent s’accommoder fort bien de la direction d’Antonino Fogliani, à en juger par leur réactivité aux indications qu’il leur donne. Il trouve l’équilibre entre le volume et la dynamique de l’orchestre et les voix, et sait moduler la puissance sonore pour l’adapter autant que possible aux circonstances et aux chanteurs. Peut-être parce que l’interprète du rôle-titre semble plus sûre d’elle, grâce aux limites imposées à l’œuvre, il crée un sentiment dramatique plus vigoureux, jusqu’à donner parfois l’impression de multiplier les duels vocaux quand les interprètes, se faisant face, semblent se défier dans la tenue d’une note. Dès l’ouverture il avait déjà imposé une lecture pénétrante, où le soin apporté à définir et modeler couleurs et volumes créait des contrastes porteurs d’incertitude et présages de malheur. Il porte à son terme cet éclairage sans la moindre baisse de tension. Ce n’est donc que justice qu’il ait été lui aussi vivement acclamé.
Ce concert était le premier de deux. Souhaitons que le second se déroule aussi bien, et mieux encore si c’est possible. Et puisque nous en serons bientôt à l’époque des vœux, prenons un peu d’avance : vingt ans après John Mordler, pourquoi Jean-Louis Grinda ne programmerait-il pas lui aussi « sa » trilogie Tudor ?