Comme beaucoup de productions du temps de Gérard Mortier, l’Iphigénie en Tauride mise en scène par Krzyzstof Warlikowski suscita, lors de sa création en 2006, un vif émoi. Et comme beaucoup de productions du temps de Gérard Mortier, elle est devenue, en quelques années, un classique de l’Opéra de Paris. Sa force a-t-elle été épuisée au rythme des reprises ? L’entrée au répertoire a-t-elle eu, sur ce spectacle si typé, l’effet lissant que peut avoir l’entrée dans un musée de cire sur les traits caractéristiques d’hommes illustres ? L’accueil, encore explosif, que reçoit le metteur en scène à l’heure des saluts, montre que Warlikowski, en supervisant lui-même ses reprises, en modifiant, en remisant, en remettant l’ouvrage sur le métier où se succèdent les distributions, refuse de voir ses spectacles statufiés par la routine ou policés par les ans.
Son regard scrute Iphigénie en Tauride avec une acuité et une profondeur inchangées : ce chef d’œuvre où Gluck renonce aux apparats, dépouille les airs et les vocalises pour exposer la chair à vif du drame, il en montre l’architecture, en révèle les arcanes, en dénude l’héroïne. Recluse, au soir de sa vie, dans un hospice où elle ressasse ses souvenirs, il n’est ni prophétique, ni surprenant, ni même inhabituel, qu’Iphigénie ait, «cette nuit, revu le palais de [son] père ». La capture d’Oreste de Pylade qui s’ensuit est-elle alors l’œuvre d’un Deus ex machina, un flash-back ou un songe ? Ce spectacle qu’un peu vite on pourrait qualifier de radical n’apporte pas de réponse tranchée ni d’analyse péremptoire ; et c’est en avançant méticuleusement sur le fil qui sépare le temps présent du souvenir que Warlikowski, aidé par des décors, lumières et costumes empruntant à l’ultra-réalisme du Regietheater pour mieux s’en éloigner, recueille toutes les clefs de l’œuvre sans en enfoncer les portes. Paul Valery disait qu’un « écrivain classique est un écrivain qui dissimule ou résorbe les associations d’idées » ; s’il en va de même pour un spectacle classique, celui-ci l’est devenu assurément, qui navigue entre les époques et les personnages sans cesser de placer le naturel de la narration au sommet de ses priorités apparentes.
© Guergana Damianova / ONP
Classique aussi, et dans le meilleur sens du terme, apparaît la distribution. Ce n’est pas par esprit de clocher que l’on se réjouit de voir réunis trois chanteurs francophones de premier ordre pour les rôles principaux, mais par amour du beau chant qui, avec l’Iphigénie de Véronique Gens, s’écoule librement, sourd et jaillit de la moindre phrase, chaque mesure donnant à la soprano l’occasion de rappeler l’extraordinaire musicalité qui est la sienne. Jeune fille ou vieille femme, elle trouve dans l’ambivalence de la mise en scène et dans la gémellité avec sa doublure incarnée par Renate Jett, l’occasion de signer une interprétation mémorable. Le canadien Etienne Dupuis a pour lui une voix d’une totale intégrité. Au fil de la soirée, son Oreste se déploie, montre ses blessures, dans un superbe troisième acte. Déjà fêté un peu partout, Stanislas de Barbeyrac veut faire un Pylade héroïque, tout en muscles et en force – mais dès qu’il fend l’armure (« Oh mon ami, j’implore ta pitié »), il bouleverse. Dommage alors d’avoir convonqué pour Thoas Thomas Johannes Mayer, très bon Wotan égaré dans un répertoire où il ne peut montrer qu’un chant raide, lesté d’une intelligibilité toute relative.
Dans la fosse, Bertrand de Billy ne dirige pas une formation baroqueuse, mais l’Orchestre de l’Opéra, qui, ce soir, manque singulièrement de cohésion. Sa battue, précise, forte en contrastes mais attentive aux équilibres, n’est pas en cause ; elle permet même au choeur et aux seconds rôles de s’illustrer admirablement. Seulement le public, ce soir, n’avait d’oreille que pour la scène. N’est-ce pas aussi cela, une soirée d’opéra classique ?