Nous ne nous expliquerons sans doute jamais pourquoi la plupart des concerts qui figurent pour nous parmi les meilleurs de la saison, sont loin de faire le plein. Ce récital-ci était pourtant prometteur, rien que sur le papier : Marianne Crebassa est la mezzo française qui monte, elle vient de sortir son premier récital intitulé Oh Boy !, la salle Gaveau est un endroit parfaitement adapté aux concerts lyriques car elle permet une grande proximité avec les interprètes, et Philippe Maillard Productions fait généralement les choses très bien en ne rognant pas sur les effectifs des orchestres (une bonne trentaine de musiciens sur scène ce soir). Et pourtant il restait beaucoup de sièges vides ce soir-là, ce qui n’a pas empêché les artistes de donner le meilleur d’eux-mêmes pour les happy few que nous étions.
Particulièrement impatients d’entendre Marianne Crebassa pour la première fois sur scène, nous n’avons pas été déçus. Dans les premiers airs, la voix sonne pourtant très métallique dans le registre aigu que la mezzo semble vouloir prendre d’assaut, un peu comme ces chanteurs qui ont besoin de violenter leurs cordes vocales avec des phrases extrêmes pour disposer ensuite d’un instrument plus docile. Mais il est difficile de faire cet exercice hors scène quand on veut tenir la longueur sur un récital. Manque de chance, cet échauffement se fait sur les airs de Chérubin : le personnage est immédiatement bien campé avec une actrice qui se plaît à jouer la maladresse mutine, dès la ritournelle du « Voi che sapete » par exemple, où elle fait semblant de réajuster un vêtement qui ne lui sied pas ; pourtant la voix est trop sonore, l’énergie trop débordante, et malgré des variations assez intelligentes et peu voyantes au da capo, c’est too much. Même si l’on a déjà pu apprécier un médium doux et laiteux, c’est à la faveur d’un bis qu’elle réussit à donner toute sa justesse au personnage grâce à une voix bien plus souple. Le « Pupille amate » de Cecilio sera victime du même travers : abordé en début de récital alors qu’il est écrit pour une fin d’opéra, il sonne trop investi, manquant d’abandon, transpirant plus l’angoisse de la mort et de la séparation que la consolation et l’espérance de se retrouver dans l’au-delà. Certains aigus sont trop volumineux et trop arrachés pour ne pas chahuter la ligne de chant.
Mais ce n’est que le début. Dès le « Parto, parto » de Sesto qui conclut la première partie, la chanteuse passe à un autre niveau d’aisance vocale et par conséquent de précision psychologique. Une voix parfaitement bien placée, une prononciation précise et pourtant ouatée, un ambitus parfaitement assumé, tout cela au service d’une interprétation soulignant les pulsions erratiques et passionnelles d’un personnage qui manque complètement de confiance en lui et se laisse aisément manipuler. On ne sait qu’admirer le plus : les contrastes des divers « Guardami ! » impérieux puis suppliants, les vocalises parfaitement placées qui ne sombrent ni dans un excès de staccato, ni dans une liant trop uniformisant, ou les aigus foudroyants qui font oublier leur manque de couleur. Sans compter que nous avons la chance d’avoir un vrai cor de basset d’époque en accompagnement concertant, sorte de clarinette avec un coude terminal débouchant sur une bobine de résonnance et qui donnaient aux graves de l’instrument une résonnance chaude épatante. Sa superbe interprête, Nicola Boud, la présente rapidement dans cette vidéo.
La seconde partie du concert permet de balayer toutes les réserves que nous partagions sur le disque un brin trop appliqué. Le « Quest’improvviso » d’abord, agité et puissant, et démontrant une grande maitrise technique, puisque la justesse n’y est jamais sacrifiée à l’autorité ou à la rage. Son « Il tenero momento » est tout aussi impérial, depuis la longue note tenue qui ouvre l’air jusqu’aux graves feulés mais bien sonores qui concluent les vocalises en cascade où Marianne Crebassa ne triche jamais. Dans les méandres écrits par Mozart, la voix garde toute sa densité malgré les changements de puissance qui s’opèrent en un clin d’œil pour passer de la jouissance enfantine et simple de l’amant aux débordements d’espoir du héros. Pour pinailler, on notera tout de même un peu d’air dans les vocalises, excusable en fin de concert, alors que la chanteuse venait d’affronter un monument du répertoire, l’air d’Orphée de Gluck, pimpé par Berlioz et Viardot. Même si son grave y est un peu insuffisant, quoique toujours audible et poitriné sans grossièreté, la mezzo y fait preuve d’une vaillance redoutable qui ne reniait pas la délicatesse. Sur un français parfaitement intelligible et face à un orchestre aussi massif qu’explosif, elle nous a soufflé avec des « ne m’épouvante pas » parfaitement tendus, éclatants de bravoure, et la grande cadence a cappella exécutée avec force, rigueur et grâce. Et plutôt deux fois qu’une puisqu’elle a repris l’air en bis ! Elle nous gratifie également d’une très belle romance d’Eros dans la Psyché d’Ambroise Thomas, qui laisse entrevoir tout ce que son Fantasio de janvier aura encore gagné en assurance depuis sa prise de rôle. Quel plaisir de la voir lancer ses phrases en s’adressant aux quatre coins de la salle, les bras ouverts vers le public.
Et comme toujours, un chanteur ne saurait réussir son récital sans un bon orchestre pour le porter. Les Ambassadeurs étaient ce soir en grande forme : si le concerto pour flûte de Mozart a pu sembler un peu long malgré l’interprétation très charnelle du chef flutiste qui n’hésite pas à faire entendre les frottements de son souffle sur l’instrument, tous les autres morceaux frisaient l’idéal, notamment une ouverture de Don Giovanni à la fois tellurique et vive, se ruant avec enthousiasme et fébrilité vers l’abîme. Cette réussite est autant le fait d’excellents solistes que d’Alexis Kossenko qui soigne parfaitement l’équilibre entre les pupitres de vents et ceux des cordes et dirige avec des gestes d’une ampleur chorégraphique qui semble galvaniser ses collègues.
Pour signaler notre enthousiame face à ce récital intitulé « Oh boy ! », nous emprunterons aux Anglo-Saxons une autre expression, litote qui évite le blasphème, et nous nous écrierons non pas « Oh my God ! » mais simplement « Oh my ! »