Quatre rappels ! Sandrine Piau a, sans se faire prier, répondu aux pressantes demandes du public de l’Opéra de Clermont et du Centre Lyrique, après un programme tout aussi sollicitant. Pas de mystère : Piau atteint avec un équilibre et une ferveur accomplis, à cette alchimie si particulière qui conjugue l’expression révélatrice de l’émotion et le corps à la fois récepteur et résonateur. Comment affronter une pléthorique concurrence dans des répertoires de référence où règnent (presque) sans partage sopranos d’agilité et contre-ténors ? En les faisant oublier ! Sandrine Piau, frêle silhouette mais caractère bien trempé, relève le défi. Et il lui en faut pour continuer à s’imposer sur la durée d’une carrière toute aussi généreuse. Elle incarne au superlatif l’intelligence du chant en gérant habilement la maturité d’une voix qui exploite au maximum son potentiel tragédien avec un art consommé de la maîtrise technique. Elle nous donne à entendre que l’ampleur d’un registre ne dit pas forcément tout, que les acrobaties vocales ne suffisent pas souvent à traduire la beauté cachée d’une partition et la spontanéité dont on peut et doit investir un rôle. L’exploit ne fait pas loi et ne supplée certainement pas aux raffinements vivaldiens du « Tunc meus fletus evadet laetus » de l’incontournable In Furore. Avec une fine intuition du phrasé, la soprano en exalte l’infinie mélancolie et la lumière. Et par-dessus tout, elle en restitue les vraies couleurs dans un haut médium élégiaque avec l’apothéose d’un aigu d’une délicatesse suspendue sur un « languescit » en apnée qui paraît ne jamais devoir s’arrêter.
© Thierry Lindauer
Aucune emphase qui en voulant briller, viendrait compromettre l’homogénéité de l’émission. Mais paradoxalement, cette soprano atypique construit la délicatesse du séraphique « Zeffiretti che sussurrate » à partir d’un engagement très physique comme si le chant était une performance aussi bien charnelle passant par un vécu du corps tout entier, que la traduction vocale qui en émane. Prenons l’aria « In Furore » du motet du même nom, cheval de bataille des sopranos : Piau s’y distingue en concentrant en elle toute l’énergie organique d’une écriture virtuose, et tout l’esprit qui courent entre les lignes ; avec pour résultat que cette page dépasse de loin sa seule et trompeuse vocation décorative. On touche là à cette capacité qui consiste à savoir savamment doser la respiration en jouant sur l’agogie. Sandrine Piau nous persuade que loin d’un exercice de style destiné à se singulariser, l’usage de l’effet se doit d’être le vecteur d’un ressenti à haute valeur ajoutée, dans le seul but de rendre au plus près le caractère propre à l’œuvre.
Qu’est-ce que l’art du chant si ce n’est ce suprême contrôle d’une expressivité qui n’enferme pas la virtuosité dans la performance mais la libère dans l’émotion ? Et il faut bien ce haut médium élégiaque que déploie avec tact et autorité une Sandrine Piau pour percevoir tout le champ des nuances et la profondeur dont peut se parer « Dopo un’orrida procella » extrait de La Griselda.
Et son « Lascia che pianga » du Rinaldo de Haendel serait alors l’illustration de la beauté baudelairienne. C’est-à-dire « ce quelque chose d’ardent et de triste, quelque chose d’un peu vague, laissant carrière à la conjecture. Une tête séduisante et belle, une tête de femme qui fait rêver à la fois, — mais d’une manière confuse, — de volupté et de tristesse ; qui comporte une idée de mélancolie, de lassitude, même de satiété, — soit une idée contraire, c’est-à-dire une ardeur, un désir de vivre, associés avec une amertume refluante, comme venant de privation ou de désespérance. Le mystère, le regret sont aussi des caractères du Beau. »
Il convient oh ! combien d’y ajouter la couleur orchestrale des Paladins de Jérôme Correas. Contrastes, timbres, nuances : rien ne leur échappe et ils ne s’interdisent aucune audace dès qu’il s’agit d’exacerber la « furore » des sentiments…