Jeudi soir à Paris, l’heure était à la théologie et à la métaphysique à la Philharmonie, avec l’Orchestre de Paris et Thomas Hengelbrock dans un programme centré autour de la question du temps et de l’éternité. Enchâssée par la première partie de la Passion selon Saint-Jean et la Cantate O Ewigkeit, du Donnerwort, on trouvait l’Action Ecclésiastique de Bernd Alois Zimmermann. Un programme qui mérite quelques commentaires.
L’oeuvre de Zimmermann, tout comme celui de Bach est marqué par une foi solidement ancrée dans le langage musical. Compositeur de la seconde moitié du 20e siècle, il a été à la croisée entre plusieurs styles : le néo-classicisme, le sérialisme, un peu de structuralisme, de la musique aléatoire et s’est surtout fait une spécialité dans l’art de la citation musicale (on pensera aux Musiques pour les soupers du Roi Ubu ou à Photoptosis). Ici, Zimmermann lègue une page testamentaire, puisque le compositeur, miné par la maladie et la dépression se suicidera cinq jours après l’achèvement de la partition. L’oeuvre est, tout comme le style du compositeur, influencée par différentes formes : la cantate classique, mais aussi les traits hiératiques de l’oratorio alors que les passages dramatiques rappellent davantage l’opéra ou l’oeuvre scénique. La musique navigue ainsi entre chorals de cuivres, salves aléatoires de percussions, textures angoissantes à l’ensemble de l’orchestre et même patterns de jazz. Le livret de cette Action a été élaboré par le compositeur, mais est issu en grande partie de la parabole du Grand Inquisiteur des Frères Karamazov, ainsi que de l’Ecclésiaste. Zimmermann a recours pour cela à deux récitants, déclamant le texte tantôt de manière classique, tantôt en superposition. De plus, les paroles essentielles du livret sont répétées par un baryton à l’écriture vocale particulièrement exigeante. Toutes les phrases sont de longs lamentos, dans le registre aigu, comme si Zimmermann avait pris le « weinet bitterlich » de la Passion et l’avait étiré et intensifié (puisque la douleur va jusqu’à prendre une dimension physique dans les dernières minutes de l’oeuvre).
Plus que la douleur, c’est le temps et sa finitude qui sont au coeur des interrogations de Zimmermann: « le temps, avec sa notion de chaos (…) est devenu pour moi une idée fixe à laquelle je ne peux me soustraire, d’autant moins que je ressens, devine et vois tous les jours davantage la monstrueuse désorganisation de toute la vie spirituelle. C’est un processus qui me recouvre d’un poids paralysant et qui désagrège tout mon organisme avec une certitude et une lenteur révoltante ». Cette citation en elle-même justifie pleinement l’alliage de l’Action et de la Passion, puisqu’avec cette oeuvre, c’est comme si Zimmermann souffrait sa propre passion. Quant à la cantate O Ewigkeit, du Donnerwort (Ô Eternité, parole foudroyante), son lien avec l’Action est encore plus direct, puisque son choral conclusif Es ist genug! (C’en est assez!) est cité explicitement par Zimmermann.
Afin de ne pas interrompre le processus cathartique et de garantir la cohérence du programme, les trois monuments ont été enchainées. Cela a contraint certains musiciens de l’Orchestre a rester longtemps inactifs sur scène, mais l’effet auprès du public est plutôt saisissant.
Au début de la Passion, on a froncé les sourcils. Le Choeur de l’Orchestre de Paris, très à l’aise dans les effets massiques de la partition (le « Herr! » introductif par exemple) semble déjà moins en place quand il s’agit de détails. Aussi, quand les pupitres entrent un par un, cela manque d’assurance et de justesse. Fort heureusement, ce qui était une incertitude au début vient se dissiper au fur et à mesure de la soirée, si bien que le fameux choral Es ist genug! de la Cantate est un des plus beaux moments de la soirée.
L’Orchestre de Paris répond au doigt et à l’oeil de Thomas Hengelbrock, qui offre dans Bach des textures et des atmosphères qu’on ne soupçonnait pas. La direction du Zimmermann se fait à la fois chirurgicale et passionnée, un juste milieu pour la partition. Le chef tiendra sans faillir la puissante courbe dramaturgique au travers des trois oeuvres.
Les deux récitants de la soirée étaient Georges Lavaudant et André Wilms. Si le deuxième nous a semblé plus investi que le premier, les deux personnalités se complétaient assez bien dans les textes de Zimmermann qui étaient présentés pour la première fois en langue de Molière.
Le soprano d’Anna Lucia Richter (réduit au Ich folge dir gleichfalls) est clair et l’on sent que la chanteuse prend plaisir à nous livrer cette musique avec beaucoup de luminosité. Ann Hallenberg nous fait tout d’abord une petite frayeur. Durant la Passion, sa voix de mezzo semble étouffée et a du mal à couvrir l’orchestre, pourtant assez clairsemé. Heureusement, la Cantate la met mieux en valeur, nous permettant de découvrir une belle sensibilité musicale. Lothar Odinius assumait le « fardeau » de l’Evangéliste de la Passion. Quelques aigus sont discrets, mais ce n’est jamais aux dépens du texte, car la diction du ténor est limpide à souhaits. Mais c’est surtout le baryton de Georg Nigl qui a impressionné lors de cette soirée. Pourtant habitué des rôles exigeants (notamment Wozzeck ou un foudroyant Jakob Lenz), l’émission semble un peu tendue lors de la Passion (peut-être parce que le rôle est davantage conçu pour une basse). Mais dans l’Action Ecclésiastique, le chanteur s’investit autant musicalement que scéniquement, transmettant la douleur physique et mentale du prisonnier (et de Zimmermann) avec un expressionnisme à en retourner les tripes. Sa longue marche au supplice en forme de thrène sera récompensée par une ovation dignement méritée.