Dans les années 1815, Naples est une fête. Sous l’impulsion de Domenico Barbaja, le Napoléon des imprésarios, les meilleurs musiciens et les meilleurs chanteurs sont mis à la disposition des meilleurs compositeurs. Invité en résidence, Gioachino Rossini, alors âgé de 23 ans, peut donner libre cours à une créativité sans limite. Il suffit d’écouter l’ouverture d’Ermione, opéra seria créé au San Carlo en 1819, pour prendre la mesure de son inventivité. Ponctuer au mépris de toutes conventions le discours orchestral par des interventions chorales pour mieux précipiter le spectateur au cœur de l’action, encore fallait-il l’oser ! Puisqu’il en a les moyens, Rossini ose tout avec une liberté formelle qui influencera durablement l’opéra, italien et au-delà.
C’est dans ce contexte florissant qu’intervient Andrea Nozzari, né en 1776, élève de Giacomo David à Bergame avant de devenir vingt ans après à Naples le partenaire attitré de son fils Giovanni, catégorisé ténor parce que notre époque aime coller des étiquettes mais totalement inclassable, libre lui aussi à sa manière : libre de cette liberté qu’offre le belcanto d’ornemementer les mélodies à sa guise ; libre de tutoyer, parfois en deux notes, les cimes et les abîmes de la portée sur plus de deux octaves ; libre de compter à son répertoire aussi bien Don Giovanni que Don Ottavio. Stendhal écrivait à son propos : « Sa superbe figure, qui a quelque chose d’imposant et de mélancolique, l’aidait beaucoup à rendre sensibles au spectateur certains effets auxquels le faiseur du libretto n’avait probablement pas songé. ». Preuve parmi d’autres de l’envergure de l’interprète, les plus éloquents des témoignages restant les nombreuses partitions composées à son intention, de Mayr à Donizetti en passant évidemment par Rossini. Que l’on écoute l’entrée martiale d’Otello dans l’opéra du même nom pour comprendre la noblesse orgueilleuse de l’artiste. D’une simple modulation, le ton change et c’est ensuite l’homme en proie aux tourments amoureux qui transparaît derrière le guerrier. Capable du cantabile le plus suave comme du canto fiorito di forza le plus héroïque, Nozzari dotait chacun de ses rôles d’une complexité psychologique, appréciable compte tenu de la simplicité de certains livrets. D’où l’admiration de Stendhal.
Il est passionnant – et émouvant – à l’écoute des pages taillées à sa gigantesque mesure de voir son profil vocal se préciser. Comprendre sa personnalité artistique en tenant compte des paramètres que sont les compositeurs et les années de création des œuvres. Regarder, de Giasone dans Medea in Corinto en 1813 jusqu’au pâle Alessandro de Pacini en 1824, se dessiner la trajectoire parabolique de son parcours napolitain. Ricciardo e Zoraide en 1818 en marque le sommet et Alessandro nelle Indie donc l’inévitable déclin. Nozzari se retira de la scène en 1825, mais continua à enseigner jusqu’à sa mort en 1832.
© Simone Donati
Que Michael Spyres rende hommage à ce chanteur exceptionnel ce mois-ci à Florence, après avoir honoré en août dernier à Pesaro Adolphe Nourrit (et l’année prochaine Gilbert Duprez), n’est pas pour nous surprendre. Non parce qu’il est un des seuls aujourd’hui à posséder le style, l’agilité et l’incroyable longueur requises mais parce que, comme Nozzari, sa liberté artistique semble ne pas avoir de limites. Liberté d’interpréter des partitions d’une difficulté redoutable ; liberté de se glisser dans n’importe quel rôle grâce à un sens du théâtre, sinon inné du moins acquis dès le plus jeune âge (même si un tel enchaînement d’airs spectaculaires ne favorise pas la caractérisation, la cavatine de Giasone en paiera le prix) ; liberté de chambouler un programme qui contrairement à bon nombre de récitals lyriques ne comprend que deux pages symphoniques, enchaînant des airs qui sont de véritables scènes sans se laisser le temps de souffler (là où d’autres au contraire aiment se faire désirer en multipliant les allers-retours inlassablement) ; liberté de faire son entrée en effectuant un petit pas de danse (alors qu’il s’apprête à chanter rien moins que l’inchantable cavatine de Pirro dans Ermione – une manière de combattre le stress sans doute) ; liberté de manger des fruits secs entre deux numéros pour prendre des forces, dût-il faire attendre en souriant le maestro – David Parry à la tête d’excellents chœur et orchestre du Maggio musicale fiorentino dont la première clarinette n’est pas le moindre des atouts – ; liberté de parcourir la palette des sentiments – comme Nozzari – en donnant l’impression qu’il peut faire ce qu’il veut de sa voix : varier indifféremment les reprises d’un même air (la cabalette de Rodrigo proposée en bis avec de nouvelles variations), insérer des notes entre les notes, oser des aigus toujours plus aigus, monter très haut et descendre très bas, du ré grave, – voire moins –, au contre-ré – voire plus. Cette liberté d’être et de chanter culmine dans le fameux air de Ricciardo e Zoraide où Michael Spyres surmonte toutes les difficultés, ajoutant à une maîtrise imparable du canto di sbalzo (chant avec saut de registres) une longueur de souffle stupéfiante. Et le public, scotché, d’ovationner celui qui, à force de marcher dans les pas des géants, pourrait en devenir un.