Que faire d’un opéra dont la musique du premier acte a entièrement disparu ? C’est l’épineuse question que soulève le Catone in Utica de Vivaldi, créé à Vérone au printemps 1737 sur un livret de Metastasio déjà adapté par Leo, Vinci et Hasse. En 2008, Jean-Claude Malgoire prenait la plume pour écrire des récitatifs à la manière de Vivaldi (bien qu’il usât, en réalité, d’un langage harmonique plus audacieux), et, avec le concours de Frédéric Delaméa, recherchait dans le corpus lyrique du compositeur de quoi rhabiller le texte des airs. Cinq ans plus tard, le musicologue Alessandro Ciccolini préférait exploiter le matériau thématique de certains concertos pour reconstruire l’acte manquant, signant également les cadences et plusieurs variations des Da Capo de cette nouvelle mouture dirigée et enregistrée par Alan Curtis. Option moins ambitieuse, mais également moins risquée, l’Opéra de Cologne, privé de théâtre cette saison et exilé au StaatenHaus, a renoncé à une production scénique pour donner les deuxième et troisième actes sous forme de concert. Si la partition qui a survécu s’ouvre au pathos ainsi qu’au plus langoureux des cantabile, son écriture se révèle surtout brillante, démonstrative et techniquement fort exigeante. Or, la maison rhénane a su relever le gant et réunir un plateau proche de l’idéal, entre stars internationales et étoiles montantes, magnifiquement soutenu par un Concerto Köln des grands soirs placé sous la direction du jeune chef Gianluca Capuano qui rend justice à la riche parure orchestrale de Catone in Utica.
Bien qu’il donne son nom à l’ouvrage et que son conflit avec César forme le cœur de l’intrigue, Caton se trouve, sur le plan musical, relégué au second plan, éclipsé par son ennemi juré et par l’impressionnante figure d’Emilia, l’épouse de Pompée, dévorée par la haine qu’elle voue au rival de son mari. Limité à deux numéros, dont le second s’avère très court et essentiellement théâtral, ce rôle sollicite autant les ressources de l’acteur que celles du chanteur. L’Opéra de Cologne s’est offert rien moins que Richard Croft, dont la présence, quasi fébrile par moments, et l’autorité d’un chant toujours incisif confèrent au sénateur un relief inattendu, soulignant sa nature tourmentée et non pas seulement autoritaire. Dans son affrontement avec César, Emilia a d’abord pour elle le grain éminemment personnel de Vivica Genaux, à la fois corsé et nasal, et cette technique non moins singulière qui lui permet des traits d’une vélocité sidérante. Elle s’était déjà frottée aux vocalises rageuses de « Come in vano il mare irato », éblouissante aria di paragone, sur son album Vivaldi ainsi qu’aux arpèges et grands écarts de « Nella foresta leone invitto », plainte ambiguë où la véhémence des cris de douleur nous met en garde contre la férocité de l’animal blessé, mais encore vivant. La projection a beau rester modeste, la performance électrise davantage sur scène et, au fil des récitatifs, le personnage s’anime, une inflexion du regard épousant celle de la voix et rehaussant une composition au scalpel qui fait froid dans le dos. Vivica Genaux n’est peut-être jamais si belle que lorsqu’elle feint la colère.
Adriana Bastidas Gamboa © Paul Leclaire
Seul protagoniste doté de trois airs, César a lui aussi l’occasion de plastronner et d’affirmer sa vaillance face à cette veuve haineuse, même s’il ne peut tout à fait rivaliser avec elle dans la pyrotechnie. En revanche, il possède d’autres armes : celles de la séduction. Celui dont les légionnaires disaient qu’il était l’homme de toutes les femmes – mais aussi la femme de tous les hommes – adresse une longue et ensorcelante déclaration d’amour à Marzia, « Se mai senti spirarti sul volto », avec cordes en sourdine et force pizzicati. Homme ou femme, difficile de rester de marbre devant la délicatesse et la sensualité qu’y déploie Kangmin Justin Kim. Jean-Claude Malgoire avait confié cette partie créée par le castrat Lorenzo Girardi à un sopraniste. A Favart, en 2001, Jacek Laszczkowski dispensait, dans le suraigu, des pianissimi irréels ; par contre, dès qu’il redescendait, l’organe perdait rapidement sa lumière et toute consistance. C’est, hélas, le lot de beaucoup de falsettistes, dont le registre de tête devient inaudible dans le bas médium et qui, quelquefois, basculent brutalement dans un registre de poitrine souvent fruste et mal dégrossi. Au contraire, Kangmin Justin Kim, qui a d’abord découvert et travaillé sa voix de ténor, a pris le temps de développer ses différents registres. L’instrument a gagné en ampleur, il s’est épanoui dans l’aigu, très pur et légèrement velouté, comme dans le grave, nourri et sonore, offrant une plénitude rare dans cette catégorie vocale. Il peut ainsi varier les éclairages et jouer des contrastes, tantôt avec vigueur, tantôt avec un raffinement expressif qui caractérise également son approche des nuances dynamiques.
Marzia tombe sans un pli sur le mezzo chaud et sombre d’Adriana Bastidas Gamboa. Applaudie in loco au printemps dans La Cenerentola (Angelina), la chanteuse colombienne ne montre pas chez Vivaldi une agilité renversante ; en revanche, elle sait nous toucher dans l’attendrissant lamento de la fille de Caton (« Il povero mio core »), éprise de César et qui désespère de pouvoir réconcilier les deux hommes. Il y a dans les accents comme dans l’attitude, le port de tête d’Adriana Bastidas Gamboa, une noblesse en même temps qu’une gravité propice aux emplois tragiques où nous espérons la retrouver. En troupe au Wiener Staatsoper, Margarita Gritskova a de tout autres moyens et tient à ce qu’on le sache. Coincée dans un emploi de contralto étranger à sa couleur et à sa tessiture, elle s’en échappe grâce à une cadence explosive, qui, reconnaissons-le, cadre avec l’agitation de Fulvio, légat romain déchiré entre son amour pour Emilia et son allégeance à César, et qui imagine le fantôme de Pompée surgissant des enfers pour réclamer vengeance. D’Arbace, enfin, prince numide allié de Caton, à qui elle prête un soprano frais mais gracile, Claudia Rhorbach rend palpable le désarroi et la tristesse de n’être pas aimé en retour de Marzia.