Les quinze mélodies que Brahms consacra aux amours de Pierre de Provence et de la belle Maguelone ont la forme d’un cycle certes, mais pas vraiment celle d’un récit. En effet, les textes choisis par Brahms au sein de l’œuvre de Tieck ne constituent pas un histoire suivie, mais sont autant d’instantanés qui décrivent les états d’âme successifs du héros, sans réelle continuité. Dès lors, l’idée d’y ajouter un texte récité reliant ces épisodes entre eux est particulièrement judicieuse (elle paraît même nécessaire), qui permet de donner à l’ensemble le caractère d’un mélodrame sans rien trahir de la pensée de Brahms. Ce parti pris a en outre l’avantage d’élargir l’œuvre aux dimensions d’un concert entier (près de deux heures sans interruption) sans qu’il soit besoin de trouver une œuvre de complément. Et lorsque ces textes sont dits, plein de vie, d’humour et de mystère, par ce très grand comédien qu’est Ulrich Matthes, on suit le récit avec passion, à peu près comme une chanson de geste dont il a le caractère symbolique et la couleur délicieusement gothique.
Les mélodies viennent donc émailler ce récit, l’illustrer en quelque sorte, comme des enluminures tantôt épiques, tantôt courtoises et tantôt contemplatives. Soutenu par l’acoustique exceptionnelle de la grande salle du Mozarteum de Salzbourg, Matthias Goerne utilise la totalité de son registre expressif, qui est très large, jouant sur la dynamique du son, la couleur de la voix, les inflexions du texte, avec charme et précision, pour donner à l’ensemble une cohésion très convaincante. Si les graves sont resplendissants, comme on sait, impressionnant même de volume et de timbre, les aigus, lorsqu’il allège la voix, sont confondants de tendresse et de douceur, dont il use avec pudeur. Se faisant comédien autant que chanteur, il mime avec humour les sentiments qu’exprime le texte, bouge beaucoup, use de l’emphase avec discernement rendant le tout extrêmement vivant et varié, donnant sans cesse du sens à ce qu’il produit, s’appropriant l’œuvre entièrement pour la restituer magnifiée et la rendre réellement inoubliable.
Par ce travail à la fois minutieux et érudit, rendu avec un parfait naturel et des moyens vocaux exceptionnels, Goerne confirme, pour qui en douterait encore, son magnifique talent de récitaliste, au firmament de sa génération.
A ses côtés, aussi fluette qu’il est costaud, gainée dans un fourreau émeraude à dos nu particulièrement seyant, la jeune pianiste chinoise Yuja Wang, tout juste 30 ans, surtout connue jusqu’ici comme concertiste ou pour ses récitals en solo, est promue dans un nouveau rôle dont elle semble avoir d’emblée acquis l’essentiel. Avec une précision redoutable et beaucoup de soin, la virtuosité jamais prise en défaut, elle rend le texte de Brahms d’une façon très objective, laissant à son partenaire le soin d’apporter les éléments de subjectivité qu’il jugera opportuns, sans trop se mettre en avant, sauf lorsque la partition lui en donne l’occasion, dans le très beau postlude de la huitième mélodie par exemple, ou lorsqu’elle assure la transition entre texte parlé et lied en anticipant sur l’entrée du baryton. Le duo fonctionne bien, même si une réelle symbiose entre pianiste et chanteur, comme celle, exceptionnelle, que Goerne avait jadis avec Eric Schneider, ne s’acquiert qu’avec le temps.
Cette soirée inoubliable s’achève sur une salve particulièrement nourrie d’applaudissements, mais pas de bis, les artistes ne trouvant rien à ajouter à ce qui était déjà parfait.