Sur la scène du Théâtre antique d’Orange, dans la chaleur ventilée d’une nuit d’été, face à 8000 spectateurs installés plus ou moins confortablement sur les gradins de pierre, la statue d’Auguste toise du haut de son mur celle de Bouddha en contrebas. Deux cultures s’entrechoquent. Cio-Cio-San – Madame Butterfly – geisha de 15 ans a été vendue par l’entremetteur Goro à Benjamin Franklin Pinkerton, lieutenant de la marine américaine, en escale à Nagasaki. On connaît l’issue dramatique de cette histoire de tourisme sexuel sur laquelle Puccini a déposé une partition dont la splendeur – vocale et orchestrale – n’est pas exempte de sadisme. Nadine Duffaut la raconte avec force images en un décor épuré, imité des jardins japonais : plateformes de bois reliées entre elles comme autant de pièces d’une maisonnette, posées sur un bassin d’eau, agrémentées de lanternes et autres accessoires utiles à la narration. Respectueuse du livret, la mise en scène ne s’applique pas seulement à illustrer en plusieurs tableaux, poétiques même si parfois anecdotiques, une histoire entre toutes tragique ; elle sait habilement occuper un plateau d’une largeur inconfortable et gérer les mouvements des figurants sans donner l’impression d’une armée défilant à la parade ou, pire, d’un troupeau de moutons rentrant à la bergerie (cf. Carmen l’an passé). Scènes intimes ou, au contraire, d’ensemble s’enchaînent fluides, intelligibles, sans la moindre rupture. Quelques extrapolations – Kate Pinkerton enceinte, Goro violentant une de ses geishas lors du prélude symphonique du 3e acte – ne portent pas à conséquence. Un nouveau système de surtitrage discret, la beauté des costumes – dont d’authentiques kimonos brodés –, le mistral bienveillant agitant les manches de soie comme des kakémonos, le reflet des lampions sur l’eau, la voute céleste étoilée… Tout concourt à faire de la soirée une de ces grand-messes lyriques et populaires dont les Chorégies ont en France l’apanage*.
© Philippe Gromelle Orange
La messe aurait-elle été cependant dite sans une interprète de l’envergure d’Ermonela Jaho dans le rôle-titre ? Non, évidemment. Fidèle à la règle qu’elle s’est fixée, la soprano donne tout comme si elle chantait pour la dernière fois : tout, y compris ce qu’elle a moins – un registre grave et médian parfois en retrait. Le geste pourra paraître appuyé mais il s’agit d’investir un espace démesuré et de se fondre totalement en un personnage dont elle possède déjà la silhouette, brune, fine et frêle. Du contraste entre cette fragilité apparente et un chant puissant au souffle inépuisable, jaillit l’émotion, attisée par des aigus filés, longuement tenus ou au contraire violemment projetés.
Que Bryan Hymel (Pinkerton) pas toujours audible, ingrat, tendu et conspué par le public en fin de représentation, s’égare dans un répertoire qui flatte ses défauts mieux que ses qualités (à moins que, selon une mauvaise mode qui prévaut en Angleterre, les huées sanctionnent le personnage, et non le chanteur) ; que Marie-Nicole Lemieux (Suzuki) compense ses inégalités d’émission par une chaleur maternelle ; que Carlo Bosi (Goro) exsude insuffisamment – à notre goût – le vice ; que Marc Barrard offre à Sharpless une dignité compassionnelle à laquelle la patine du timbre n’est pas étrangère ; que les seconds rôles – dont le bonze furibond de Wojtek Smilek – parviennent à exister en quelques répliques… Tout cela parait accessoire, tant l’opéra ne tient qu’à deux fils : l’interprétation fusionnelle d’Ermonela Jaho et la direction étincelante de Mikko Franck.
Dans une partition où l’alchimie des timbres est clé, l’Orchestre Philharmonique de Radio France semble en effet une étoffe précieuse – entre soie et dentelle – dont on perçoit chaque instrument, ensemble ou séparément. L’acoustique du Théâtre antique est délicate mais volume et éclat savent se soumettre à la présence – ou non – des chanteurs tandis que les forces réunies des chœurs d’Avignon, de Nice et de Toulon réussissent l’exploit de chanter à bouche fermée sans qu’aucune voix ne dépasse. Magique !
*La représentation du 12 juillet est retransmise en direct sur France Musique et, en différé le lendemain, 13 juillet, sur France 5 et Culturebox.