Réaliste et onirique. Concret et symboliste. Pour cette nouvelle collaboration avec le festival d’Aix-en-Provence, après Written on Skin, The House Taken Over et Alcina, Katie Mitchell a réussi ce que l’on pouvait croire impossible : monter un Pelléas et Mélisande qui soit à la fois ancré dans un univers bien tangible et situé dans un monde fantasmatique, sans la trivialité de l’un et sans l’abstraction de l’autre. Avec la complicité de Martin Crimp, le dramaturge librettiste de l’opéra de George Benjamin, elle a eu l’idée lumineuse de nous raconter un songe de Mélisande, à la manière dont Lewis Carroll présente chacune des deux aventures d’Alice comme un rêve de son héroïne. Avant de se réveiller finalement, Mélisande vivra toute une série de moments troublants, parfois témoin de sa propre existence (une figurante est alors son double), et même actrice de sa propre mort. Si ce spectacle est éblouissant d’intelligence et de beauté, c’est aussi parce que la dimension onirique permet à Katie Mitchell de s’affranchir du côté contraignant de sa pratique habituelle des « cases » : le décor conçu par Lizzie Clachan multiplie les lieux de l’action, non plus de manière fixe mais, grâce à une formidable armée de machinistes, en passant avec fluidité d’un endroit à l’autre comme on le fait dans un rêve : quand les personnages quittent une pièce, on ne peut jamais prévoir dans laquelle ils vont arriver, car cela change constamment. La logique onirique qui dicte ces déplacements permet entre autres, véritable coup de génie, à Mélisande d’avoir soudain « les mains pleines de fleurs » quand Pelléas lui propose son aide lors de leur première rencontre. Ce que la mise en scène donne à voir, sans rien de cru ou de vulgaire, ce sont les désirs des protagonistes, les actes qu’ils voudraient accomplir s’ils donnaient libre cours à leurs pulsions. Rarement on aura aussi bien montré le pouvoir érotique de la chevelure dans l’imaginaire de Maeterlinck, par exemple, et l’on gardera longtemps en mémoire ces mouvements incroyablement ralentis, ces gestes mystérieusement répétés qui nous transportent par instants dans la plus inquiétante étrangeté.
© Patrick Berger ©Artcomart
Le retour d’Esa-Pekka Salonen à Aix, après Elektra en 2013, nous vaut aussi une très grande soirée musicale. A la tête d’un Philharmonia Orchestra en pleine forme, le chef finlandais prouve une fois de plus ses affinités avec une œuvre qui le fascine depuis l’adolescence et qu’il a notamment dirigée dans la production de Peter Sellars. La partition de Debussy semble ici couler de source, maîtrisée jusque dans ses brusques éclats, et ce qui frappe surtout à l’écoute de cette interprétation raffinée, c’est la parenté de cette orchestration avec celle des Russes qui ont pu influencer le compositeur français.
Quant aux solistes, c’est peu dire que l’on a réuni à Aix ce que l’on peut aujourd’hui entendre de mieux pour chaque rôle. Même le médecin de Thomas Dear possède un timbre qui retient l’attention, pour les quelques phrases qu’il a à prononcer. Habituée aux personnages d’enfant (on la retrouvera l’an prochain dans le rôle-titre du Pinocchio de Philippe Boesmans), Chloé Briot échappe à toute niaiserie en Yniold, chantant de sa « vraie » voix sans contrefaire l’enfant, et Katie Mitchell lui confie quelques inoubliables interventions muettes. Qui d’autre que Sylvie Brunet-Grupposo peut lire la lettre de Pelléas avec autant d’art et d’expressivité ? Maeterlinck et Debussy, que n’avez-vous davantage étoffé le rôle de Geneviève ! Son interprétation est désormais un classique du genre. Arkel à l’Opéra de Paris en 2012 et en 2015, Franz Josef Selig n’a peut-être pas encore une diction française aussi parfaite que sa belle-fille, mais il s’en approche peu à peu, et ce vieux roi d’Allemonde en pleine possession de ses moyens est loin du gâtisme qu’on lui inflige parfois. A ce stade de sa carrière, Golaud n’a plus aucun secret pour Laurent Naouri, qui parvient malgré tout à nous surprendre par le naturel inouï avec lequel il s’approprie la moindre réplique, la moindre intonation : a-t-on jamais vu Golaud plus épris de sa jeune épouse ? Le chasseur égaré n’est pas ici une brute épaisse, et c’est tant mieux. Stéphane Degout est quant à lui le Pelléas de sa génération, vocalement souverain sur toute la tessiture, et il compose un étonnant vieux garçon d’abord farouche, dansant d’un pied sur l’autre, fuyant d’abord le contact de Mélisande avant de finalement céder à la tendresse qu’elle lui inspire. Pour ce qui est vraisemblablement une prise de rôle, Barbara Hannigan offre à l’œuvre les mille ressources de son talent, ses compétences de danseuse, de contorsionniste pourrait-on dire lorsqu’on la voit mimer le rêve dont elle est l’héroïne, avec des gestes suspendus, d’incroyables mouvements qui donnent l’impression d’assister à la projection d’un film à l’envers, comme dans Orphée ou La Belle et la bête de Cocteau. S’il lui reste par instants une pointe d’accent (comme Mary Garden, du reste), ce n’est là qu’une broutille par rapport à la splendeur théâtrale et musicale d’une incarnation sans laquelle, peut-être, Katie Mitchell n’aurait pu réussir l’impossible.
N.B. : Le spectacle sera diffusé en direct sur France Musique et Arte Concert le 7 juillet à 19h30. Il sera plus tard donné à Varsovie et à Pékin (pour la création chinoise de l’œuvre)