C’est, sur le papier, une Tosca d’enfer : Anja Harteros, Jonas Kaufmann, Bryn Terfel , trois des plus grands chanteurs qui soient, dirigés au Bayerische Staatsoper par Kirill Petrenko, que tous s’accordent aujourd’hui à considérer comme un chef d’orchestre exceptionnel. Les musiciens du Berliner Philarmoniker, formation prestigieuse s’il en est, l’ont d’ailleurs choisi pour être leur directeur à compter de 2018, en remplacement de Sir Simon Rattle. De fait, l’accueil final du public munichois est à la hauteur de l’affiche avec une salle debout, rappelant encore et encore les artistes, salués à chaque fois par des clameurs et des trépignements à défoncer le parquet (voir vidéo ci-dessous).
La mise en scène de Luc Bondy n’est pourtant pas de celles qui marquent les esprits : conventionnelle, souvent outrée dans sa gestuelle et traversée d’un faible nombre d’idées. La musique de Puccini est si explicite qu’elle laisse peu de latitude à l’imagination. Dans ces conditions, est-il nécessaire de se creuser la tête à mauvais escient – les prostituées dans les appartements de Scarpia – ou, pire, d’enfoncer le clou en surlignant ce qui est déjà saillant – les minauderies de Tosca, ses excès de colère jalouse… ? Les costumes ancrent le drame dans un 19e siècle risorgimental. Les décors, grandioses, en suggèrent les lieux. Leur monumentalité béante est peut-être une des causes du déséquilibre sonore que l’on subit, au premier acte plus qu’aux deux suivants. Du 13e rang du parterre, les voix paraissent souvent lointaines, la balance instrumentale incertaine. Faiblesse acoustique ou volonté interprétative ? Si attentif aux chanteurs soit-il, on sent Kirill Petrenko pressé de lâcher la bride orchestrale chaque fois que la partition l’y autorise. Tutti fracassants, commentaires musicaux éloquents ponctuent une lecture détaillée, où les impératifs dramatiques l’emportent sur la poésie, où les teintes impressionnistes de la campagne romaine au début du troisième acte semblent brossées d’un pinceau impatient mais où le bras de fer entre Tosca et Scarpia atteint un niveau de tension rarement égalé. La parenthèse du « Vissi d’Arte », le seul air de Tosca, n’en est que plus appréciable et que plus applaudie.
Au contraire, « E lucevan le stelle » trouve le public muet, désireux sans doute de ne pas rompre la magie d’une interprétation où Jonas Kaufmann offre la quintessence de son art. L’air est chanté mezza voce, sans excès de pathos, d’un timbre sombre en accord avec l’état d’âme de Cavaradossi. Le duo d’amour ensuite est de la même eau noire et rêveuse, comme si résigné, le héros se préparait à quitter ce monde après avoir, à l’acte précédent, jeté ses dernières forces dans des « Vittoria », corelliens tant ils paraissent longs. Ces prouesses ne suffisent cependant pas à clore la discussion autour du ténor munichois. « Recondita armonia » même avec une note finale longuement tenue et, plus généralement le premier acte, manquent désespérément de soleil pour qui aime, comme nous, les Mario latins.
Tandis que l’ardeur de Jonas Kaufmann réveille l’ombre de Corelli, Bryn Terfel se pose, lui en héritier de Tito Gobbi. Le texte importe autant que le chant, large, puissant, fruste, dans une interprétation écumante d’un Scarpia terrible et méchant, mais pas seulement. Cruauté, perversité et vanité participent à la composition d’un portrait qui aurait voulu une acoustique plus favorable pour que l’on en apprécie mieux les circonvolutions sinueuses, les hoquets érotiques et les chuchotements autant que les rugissements.
Il nous faut ensuite oublier rapidement les seconds rôles, assez insignifiants – mais, entourés de tels monstres, peut-il en être autrement ? – pour que, conformément à l’adage, le meilleur arrive à la fin. Là encore on aurait voulu de meilleures conditions sonores pour prendre la mesure de tout ce que propose Anja Harteros mais ce que l’on perçoit de sa Tosca, plus ou moins nettement selon la position de la chanteuse sur scène, est déjà saisissant. Il y a, incontestable, la lumière aveuglante d’un aigu imparable, précis, méprisant, suppliant, cinglant puis perçant lorsqu’il lui faut évoquer au troisième acte Scarpia poignardé. Il y a la pureté d’émission, la tenue de la ligne, la longueur du souffle qui sculptent le plus beau « Vissi d’arte » que l’on ait vécu, véritable respiration belcantiste au cœur d’un acte sinon suffocant. Il y a la présence évidente, la justesse de la caractérisation, malgré les attitudes convenues imposées par la mise en scène. Il y a surtout l’attention permanente au texte, une appropriation de chaque réplique qui ne doit rien à ses illustres devancières, mais qui pourtant, par son intelligence, évoque, après Corelli et Gobbi pour ses partenaires, une autre légende : Callas.
At the end of #Tosca, Anja Harteros and @tenorkaufmann make @bay_staatsoper crazy! pic.twitter.com/2rHfpjnYuw
— Christophe Rizoud (@ChristRizoud) 25 juin 2016