Une nouvelle production des Meistersinger von Nürnberg crée l’événement dans tout théâtre lyrique, et la Bayerische Staatsoper n’échappe pas à la règle. Pour l’occasion Munich met les bouchées doubles en affichant son directeur musical Kirill Petrenko, les meilleurs éléments de sa troupe dont le Sachs de Wolfgang Koch, Jonas Kaufmann en Stolzing et un metteur en scène à la réputation audacieuse David Bösch, déjà apprécié du public bavarois (L’elisir d’amore, Orfeo).
Dans cette œuvre wagnérienne si particulière, deux écoles scéniques se font face : les tenants de la tradition qui ancrent leur travail dans une veine comique et légère (c’est peu ou prou la lecture d’un Stefan Herheim à Salzbourg et Paris) et les défenseurs d’une vision plus noire où le divertissement s’efface devant les nombreux questionnements possibles (voir en ce sens le compte-rendu de Clément Tallia à Berlin). Sous des dehors novateurs, David Bösch signe finalement une production classique où les tableaux et gags se succèdant suscitent peu d’interrogations sur les enjeux artistiques. L’action est transposée dans un Nuremberg d’après-guerre, l’urgence de la reconstruction a remplacé les colombages de la vieille ville par des appartements communautaires en béton. La boutique de Sachs est une camionnette comme celle d’un simple vendeur ambulant de pizzas. Les jeunes apprentis jouent aux caïds de quartier et rabattent le caquet du Veilleur de nuit à la fin du deuxième acte. Stolzing a perdu de sa superbe et se présente comme un musicien vagabond en blouson de cuir. Badin, il refuse de rendre son châle à Eva qui l’a perdu alors qu’elle se rend à l’Eglise. Le coup de foudre est immédiat. La fête prend des allures de match de boxe sur un ring et la foule vient y assister comme on va au stade, derrière des barrières de sécurité, ou à un concert de rock. D’ailleurs Beckmesser est grimé en costume à paillettes et débardeur en résille. Seule l’image finale sur les tout derniers accords vient mettre un peu de distance : les banderoles chauvines s’affaissent, Beckmesser met fin à ses jours par dépit et le couple s’en va au lieu d’embrasser la tradition vantée par Sachs. Mais, sorti de ces touches formelles iconoclastes, le récit envisagé par David Bösch suit la linéarité du livret : Sachs se morfond sur le portrait de sa défunte épouse et Beckmesser n’a jamais été aussi ridicule.
Comme bien souvent depuis l’arrivée en Bavière de Kirill Petrenko, la novation vient de la fosse où un prélude généreux rappelle les qualités primordiales du directeur musical : la clarté toujours et une maîtrise fascinante de son orchestre tenu du bout de son auriculaire tendu. D’un geste saccadé, le bras fouette les instruments, durcit les attaques et le drame surgit. D’une main gauche alanguie naît au détour d’une phrase, un indispensable lyrisme. Mais le maestro russe, à rebours de ce prélude, mène rapidement ces Maitres vers une véritable conversation en musique, au diapason d’un plateau dont il épouse les individualités, notamment le « sprechgesang » de Wolfgang Koch. En permanence sous contrôle, l’orchestre donne l’étrange impression de servir de toile de fond – mais quelle peinture prodigieuse, où chaque pupitre rivalise dans la palette de couleurs ! Comme on aimerait que l’art de coloriste straussien et le génie dramatique de Kirill Petrenko s’étendent encore pour s’animer davantage ! Que cet orchestre, moins contrôlé, plus relâché, participe à la bonne humeur générale comme un personnage à part entière et non comme un simple commentateur, fût-il avisé.
© Wilfried Hösl
Car sur scène c’est une vraie fête vocale : casque vissé sur les oreilles, Jonas Kaufmann semble danser sur de la techno minimaliste pendant que les vieux bougons devisent au premier acte. Son chant ira croissant, pour se faire jubilation lors du concours final. Entre temps, il nous aura ravi de mezza voce distillées avec intelligence, de couleurs serties sur la moire du timbre et d’une ligne toujours racée. A tant de beauté et à tant d’engagement, on pardonnera bien volontiers une phrase musicale interrompue suite à un mauvais départ au troisième acte. Eva, trouve en Sara Jakubiak une voix fraîche et puissante, presque dénuée de vibrato qui brosse le portrait d’une jeune fille passionnée, loin d’être fleur bleue ou chose fragile. Gageons que son intégration dans la troupe de Francfort fera progresser sa diction germanique, véritable maillon faible d’une interprétation qui autrement n’appelle que des éloges. Excellent acteur, Wolfgang Koch est un Sachs complexe et endurant qui se développe autour d’une déclamation et d’une caractérisation fine du personnage, phrase après phrase. En contrepartie il est fort peu lyrique ou chaleureux et ses deux grands monologues peinent à émouvoir. Trois chanteurs enfin remportent un triomphe mérité aux saluts : Markus Eiche dont la projection est parfaite et autorise toutes les nuances et saillies d’humeur au service d’un Beckmesser plus bouffon que jamais ; Benjamin Bruns, timbre frais et charmant, qui avale les difficultés vocales de David au premier acte avec une facilité déconcertante tout en étant généreux en facéties scéniques ; Okka von der Damerau, pièce maîtresse de la troupe bavaroise, tant par sa voix opulente que par son charisme naturel. Sans détailler chaque interprète, il faut rendre un hommage appuyé au doyen Eike Wilm Schulte, qui, à 76 ans, est un marqueur Fritz Kothner parfait. Tareq Nazmi (Veilleur de nuit) et la basse chaleureuse de Peter Lobert (Hans Schwarz) se démarquent également de l’excellent niveau d’ensemble de la soirée, chœurs compris bien entendu. Une soirée qui culmine durant le quintette du troisième acte, moment suspendu, illuminé par des voix splendides et magnifié par le lyrisme et la douceur de l’orchestre.