De Turin où elle était représentée ce mois-ci dans une mise en scène de Damiano Michieletto et avec rien moins que trois distributions, Lucia di Lammermoor s’échappe au Théâtre des Champs-Elysées, oubliant au passage décors et costumes mais non cette part de théâtre sans laquelle l’opéra ne serait que musique. Le nom seul de Diana Damrau, titulaire aujourd’hui du rôle comme en son temps Eddy Merckx du maillot jaune, a suffi à remplir la salle. C’est injuste tant cette version de concert compte d’autres atouts que la présence de la soprano bavaroise ne doit occulter.
Dès l’ouverture, l’orchestre du Teatro Regio occupe une position clé qu’il n’abandonnera pas. La musique gronde, tonne et se zèbre d’éclairs. D’une poigne de fer, Gianandrea Noseda extrait d’une partition rendue à son intégrité – scène de Wolf’s Crag et harmonica de verre inclus – les larmes et le sang promis par le livret. L’étreinte sait aussi se desserrer pour ménager d’indispensables respirations. La recherche de contrastes impose par exemple lors de la cérémonie de mariage une baguette soudain légère, presque badine. Derrière son pupitre, le maestro ne menace plus, il danse.
L’irruption d’Edgardo au milieu des invités bouscule les plans d’Enrico. Gabriele Viviani a pu auparavant dans « Cruda, funesta smania » –son premier air – apparaître sanguin, brutal à la limite. Placé au début de l’œuvre, ce morceau de bravoure contraint l’interprète à rivaliser de vaillance et d’aigus – parfois tendus – s’il veut impatroniser son personnage. C’est ensuite, dans les ensembles et duos, que le baryton se montre le plus convaincant car autrement subtil, carnassier encore, d’une voix noire toujours impressionnante et inquiétant car plus nuancé, capable même d’une compassion apparemment sincère – mais il faut se méfier des apparences. La puissance, supérieure à celle de ses partenaires, ne suffit pas après l’entracte à déséquilibrer l’affrontement avec Piero Pretti. Le timbre du ténor est à l’image de sa terre d’origine, la Sardaigne : âpre, aride peut-être pour certaines oreilles, mais son chant est armé d’une technique solide qui l’autorise à surmonter tous les obstacles jusqu’à arracher au public à l’issue de la scène finale des clameurs enthousiastes. Cet Edgardo nerveux aura auparavant, d’une ligne soignée et d’une émission dont on ne sait s’il faut apprécier davantage l’égalité ou le naturel, planté plusieurs aigus comme des banderilles. Il aura surtout dans son duo d’amour montré qu’il peut user de la demi-teinte, offrant finalement de l’amoureux éconduit un portrait accompli.
Par comparaison, Nicolas Testé apparaît moins latin. L’attitude, figée quand celle de ses partenaires épouse les moindres mouvements du drame, convient à la dignité de Raimondo. Impuissant à empêcher une tragédie dont il est le seul à mesurer les implications, le chapelain n’a que sa voix de basse, sollicitée sur une longueur conséquente, pour exprimer son désarroi. « Bravo Nicolas ! » crie un spectateur du balcon après « Al ben de’ tuoi qual vittima » comme pour l’encourager à se départir de sa réserve. Il ne sera pas entendu.
Si le chœur est dans Lucia moins sollicité que dans d’autres opéras romantiques, les forces du Teatro Regio n’en montrent pas moins un front uni, au diapason de cette excellence qui des protagonistes au second rôle prévaut – les plus rossiniens d’entre nous auront noté avec un frisson délicieux, lors de sa courte intervention, la hauteur et la souplesse d’émission de Francesco Marsiglia (Arturo), promesses d’Almaviva et de Don Ramiro que ce jeune ténor compte déjà à son répertoire.
Reste Diana Damrau, telle qu’en elle-même dans un rôle dont elle est imprégnée. Un contre mi bémol hésitant et écourté à la fin de la cadence dans la scène de la folie sera le seul accroc dans la toile de l’interprétation. Cette Lucia a-t-elle une âme tant son jeu peut sembler maniéré ? Poser la question reviendrait à ne pas tenir compte d’un chant dont aucune note n’est laissée au hasard et aucun effet sacrifié sur l’autel d’une vaine virtuosité. Tout ce que propose la soprano – et Dieu sait si la proposition est vaste – est pensé en accord avec sa conception du rôle. Lucia blonde, non par la couleur platine de ses cheveux mais par la grâce d’un timbre cristallin et d’une voix d’essence légère – par opposition aux Lucia brunes engendrées par Callas et ses épigones ; Lucia affirmée, volontaire, d’une modernité qui contredit l’image de la femme dont l’héroïne donizettienne, d’après Catherine Clément, marquerait la défaite ; Lucia acclamée dès son premier air, rappelée à l’entracte, applaudie debout à la fin de la soirée, triomphante.