Avant Cologne, Versailles et Bordeaux, Pygmalion devait célébrer ses dix ans à Dijon — avec sa première production de la Passion selon Saint Matthieu. Las, la fête s’est muée en une cérémonie de recueillement, quelques heures seulement après les attentats de Bruxelles. Conduit par Raphaël Pichon, un tel programme interrogeait. Quelle surprise allait-il nous réserver ? Un regard neuf « historiquement informé » ? Le parti pris d’une lecture radicale ? Pourquoi huit solistes en plus de l’Evangéliste, alors que la partition n’en requiert que quatre ? Jésus, Judas, Pierre, le Grand prêtre, Pilate… sont naturellement chantés par les solistes. Ces huit suffisaient pour constituer le « coro », conformément à la thèse de Rifkin, maintenant reconnue comme parfaitement fondée. Pichon feint d’ignorer cet apport fondamental et a convoqué son chœur. Le double chœur, le double orchestre, avec chacun son orgue, sont regroupés au centre. L’Evangéliste, en retrait, chante au cœur du dispositif, à proximité du continuo. Jésus, lui, est à côté du chef. Les autres solistes se confondent avec le chœur qu’ils renforcent, en fond de scène, et se déplacent latéralement pour chanter leur partie. Pourquoi les numéros d’alto sont-ils partagés entre un contre-ténor et une mezzo-alto, tout comme ceux de soprane et de ténor ? Les questions abondent, sans réponse.
Raphaël Pichon a choisi de lire cette Passion comme un drame. S’il donne le plus souvent une vie et un relief singuliers à son ensemble, la disposition adoptée pour l’orchestre et les choeurs, addition plus qu’opposition, ne favorise pas la lisibilité, la transparence, le relief. Les phrasés et l’articulation imposés par la direction sont aboutis et l’ensemble vit. Le chœur se montre exceptionnel dans sa virtuosité, dans son homogénéité. Ses interventions brèves et fréquentes (turba) sont une réussite absolue. Par contre, le maniérisme des chorals dérange : ils sont ici considérés comme œuvres d’art. Rien dans la dynamique ne les distingue des autres chœurs, alors que ces passages de communion destinés à être chantés par la masse des fidèles, constituent des ponctuations essentielles du drame qui se joue. Les trois grands chœurs, amplement développés, déçoivent quelque peu. Le cantus firmus de « Kommt, iht Töchter » est entonné par deux groupes de trois choristes placés de part et d’autre, dans les loges d’avant-scène. Le tempo est juste et l’articulation de qualité. Mais l’orchestre occupe le premier rang et étouffe quelque peu les voix, comme ce sera fréquemment le cas. « O Mensch bewein », qui ferme la première partie, respire insuffisamment et manque d’articulation. Peu de relief, de contrastes, d’oppositions caractérisent aussi le chœur final.
Une Passion, c’est avant tout un Evangéliste. Après Ernst Haefliger, Peter Schreier et Christoph Prégardien, on croyait ne pouvoir aller au-delà. Julian Prégardien, le fils, démontre le contraire. Clair, sonore, c’est un narrateur pleinement investi, qui chante tout par cœur avec un engagement qui force l’admiration. La souplesse, la liberté qu’il impose au récit lui donne une vie singulière : c’est comme si l’on écoutait ce texte pour la première fois. Stéphane Degout, Jésus, n’a pas toujours la noblesse et la profondeur requises. Sa belle voix, longue, de baryton, d’une maîtrise admirable, est humaine, trop humaine, pour incarner le Christ. Si ses aigus sont radieux, il n’a pas les couleurs sombres que nécessite le rôle. Les accents qu’il donne au personnage sont cependant des plus convaincants. Malgré les graves manquant d’ampleur et de rondeur, le « Komm süsses Kreuz » avec la viole de gambe, est d’une grande beauté, chargé d’une émotion vraie. Damien Guillon, contre-ténor, à qui l’essentiel des airs pour alto sont confiés, a la voix trop aiguë pour l’emploi. Dès son « Du lieber Heiland », avec les deux traversières, on est surpris par les limites de l’émission. La couleur est là, les interjections projetées sont bien la preuve de moyens réels, mais on se prend à regretter que tous les airs d’alto n’aient été confiés à Lucile Richardot, parfaite à chacune de ses interventions. Thomas Hobbs, splendide ténor, à la voix chaude et sonore, nous ravit dans ses deux airs, particulièrement le « Geduld » de la seconde partie. L’émission est bien projetée, toujours intelligible, avec une conduite remarquable. Christian Immler, dont le medium était insuffisamment soutenu dans la première apparition, va se rattraper ensuite. La voix est claire, sonore, remarquablement articulée. Les deux sopranes, sans grand relief, remplissent leur contrat.
A côté d’incontestables réussites (l’Evangéliste, le chœur virtuose), les partis pris surprenants privent cette approche d’une pleine réussite que permettaient les moyens mis en œuvre. Cette production sera diffusée sur Mezzo le 26 mars à 20 h en direct de Versailles.