Postérieure au recueil du Knaben Wunderhorn, antérieure aux Kindertotenlieder et à peu près contemporaine des Lieder eines Fahrenden Gesellen, la 3ème Symphonie de Gustav Mahler est l’œuvre d’un génie en mutation. Fasciné par la voix humaine, à laquelle il laissera encore le dernier mot dans sa 4ème Symphonie, Gustav Mahler s’apprête pourtant à inaugurer un cycle purement orchestral (ce seront les Symphonies 5, 6 et 7). Au sortir de la Résurrection, il montre autant qu’il l’enterre son appétence pour les formes gigantesques et les pièces à programme, qu’il évacuera des prochaines créations de son catalogue, à l’exception, immanquable et toujours énigmatique, de la 8ème Symphonie. La fresque panthéiste de la 3ème aurait pu être guettée par l’emphase, voire la boursouflure ; elle ne l’est pas. Au sommet déjà de sa maîtrise orchestrale, désireux, à 35 ans passés, d’offrir au monde un chef-d’œuvre majuscule, Mahler livre des épisodes variés, où l’intimité, passé l’imposant premier mouvement, a toute sa place, et dont la succession de climax grandioses et de références grinçantes à la musique populaire inscrivent dans le marbre une geste artistique qui ne s’achèvera qu’avec la Dixième Symphonie, justement inachevée.
Pivot de la production orchestrale de Mahler, la 3ème Symphonie nécessite peut-être plus que d’autres une connaissance aiguë du compositeur, forgée par une fréquentation inlassable de ses partitions. Gustavo Dudamel a beau être jeune encore, il a déjà cela : Mahler, il l’a déjà enregistré (la 5, la 8, la 9, la si difficile 7ème), et beaucoup joué, avec des orchestres des plus inspirants (Berlin, Vienne).
Inspirant, le Los Angeles Philharmonic l’est forcément, qui dans ce répertoire a eu pour guides Mehta, Salonen et quelques autres. Dès une introduction où les neuf cors semblent ne faire qu’un, les grandes caractéristiques sont données d’un jeu dont la cohésion, la puissance, la virtuosité des instrumentistes ne font aucun doute. Gustavo Dudamel, qui dirige sans partition, ne laisse pourtant pas retomber l’attention que porte sur eux une battue limpide, aussi expressive que techniquement exhaustive. Ce travail porte ses fruits : l’immense « Kräftig » initial, d’une concentration extraordinaire, peuplé de sauvageries stravinskiennes, est un moment d’anthologie salué par des applaudissements… qui récidiveront après chaque mouvement ! Moins dynamique qu’ouvertement rutilante, presque contemplative dans un Menuet et un Scherzo qui semblent parfois paresser sous le soleil du mois de mai pour mieux exsuder leurs parfums, la lecture de Dudamel fait fi des ombres pour nous offrir la pleine clarté d’un printemps autrement ensoleillé que celui qui vient de commencer dehors.
Qu’une vision d’une telle vigueur sacrifie quelque peu le « Langsam » sur l’autel de la jeunesse et de l’énergie était presque inévitable : pris par Dudamel à un tempo étonnamment vif, comme pour le raccrocher au mouvement d’ensemble qu’il insuffle à l’œuvre, il n’atteint pas tout à fait ses plus lointaines profondeurs. Dans une partie soliste magnifiée par les plus grandes voix et les diseuses les plus raffinées, Tamara Mumford montre un instrument ductile, mais handicapé par la taille du lieu : ses efforts de projection accentuent un vibrato qui rend peu audibles les mots de Nietzsche. Les chœurs et la maîtrise de Radio-France, parfaitement préparés par Sofie Jeanin, sonnent avec une fraîcheur presque provocante, annonçant un final qui renoue avec les sommets du début. La science du rubato, la maîtrise des équilibres, l’exaltation des timbres et des nuances,… tout cela s’accueille debout, à peine le dernier point d’orgue épanoui !