Selon l’une des versions de la légende de la ville d’Ys, les flots s’ouvrent tous les cent ans, permettant de jeter un regard sur la cité engloutie. Certes, il n’aura pas fallu attendre aussi longtemps pour retrouver à l’Opéra de Saint-Étienne Le Roi d’Ys d’Édouard Lalo dans la mise en scène de Jean-Louis Pichon créée en 2007, reprise à Liège en 2008 (captation disponible en DVD Dynamic) puis à Marseille en 2014. Mais l’occasion reste rare de découvrir une œuvre qui est trop peu représentée alors qu’elle mériterait d’être mieux connue. Non pas pour son livret, somme toute assez conventionnel, mais pour l’originalité de sa composition musicale, pour cette recherche de la succession rapide de formes brèves que Lalo, en 1888, entend opposer à ce « wagnérisme qui nous envahit, nous submerge », comme le lui a dit Léo Delibes peu auparavant. Renonçant à « dépasser Wagner pour lutter sur son terrain avec avantage », Lalo explique dans une lettre du 19 mai 1888 avoir « écrit un simple opéra » – qu’il appelle aussi « légende bretonne », faisant appel à des mélodies populaires tout en mettant la langue française en valeur dans sa composition des parties chantées.
Rendant hommage à ce parti pris de simplicité qui n’exclut ni l’originalité ni la puissance dramatique de la musique, Jean-Louis Pichon situe l’action au cœur de sombres rochers – décors d’Alexandre Heyraud – sur lesquels se détachent comme des algues les costumes verts des habitants de la cité (dus à Frédéric Pineau, prématurément disparu en 2013) , dans une recherche de luxe et de raffinement évoquant les fastes d’un antique royaume tout entier soumis aux contraintes de l’océan. À tout moment l’on s’attend à voir les vagues recouvrir la scène. C’est d’emblée sous cette menace, renforcée par les lumières de Michel Theuil, que résonnent les chants de Noël du premier acte, interprétés avec conviction et avec une belle homogénéité par le Chœur Lyrique Saint-Étienne Loire, qui se distingue dans cette œuvre où il joue un rôle aussi important.
Rappelons l’argument en deux mots : pour mettre fin à une guerre, Margared, fille du Roi d’Ys, doit épouser Karnac, prince ennemi. Mais elle en aime un autre, parti et qu’on croit mort. C’est Mylio, qui revient soudain, provoquant le refus de Margared d’épouser Karnac. Cependant, Mylio aime la sœur de Margared, Rozenn, dont il est aimé. Karnac offensé déclare la guerre, Mylio mène victorieusement les troupe d’Ys contre lui. Margared offre son aide au vaincu et ils ouvrent tous deux les écluses qui retiennent l’eau autour de la cité. Au moment où Ys va être submergée, Margared se jette dans la mer en victime expiatoire et saint Corentin met fin au déferlement des flots.
Les voix sont superbes : depuis le premier balcon, le baryton de Marc Scoffoni, puissamment projeté, d’une diction limpide, donne, par la bouche du héraut Jahel, le ton de la soirée. C’est un hommage au chant français, dans lequel s’illustre Nicolas Courjal, impressionnant Roi d’Ys, rôle titre dont on aimerait que la partie fût plus longue, voix ample de basse profonde, ciselant chaque note. Le tempérament dramatique de Marie Kalinine lui permet de se fondre avec talent dans le personnage de Margared, donnant aux notes graves une belle couleur sombre tout en assurant sans faillir les aigus liés à la palette des affects qui la submergent – frustration, amour, jalousie, haine. Malheureusement, si le chant est beau, les paroles sont incompréhensibles, ce qui n’est à mettre qu’en partie sur le compte de la partition. La Rozenn d’Aurélie Ligerot est toute grâce et sensibilité, servie par un soprano clair et une bonne diction.
Sébastien Guèze reprend ici le rôle de Mylio qu’il avait chanté à Liège, toujours aussi juvénile dans sa présence scénique et donnant le sentiment d’un mûrissement par rapport à la captation en DVD : la voix est plus souple, plus homogène, les aigus moins forcés, les pianissimi dans l’aigu parfaitement contrôlés – l’aubade du troisième acte est une réussite. À son adversaire Karnac, Régis Mengus donne toute la noblesse du prince ennemi et amant éconduit, affirmant peu à peu les ressources vocales de son personnage qui culminent dans l’acte trois, lorsque la couleur rouge a réuni les forces de l’érotisme et du sang versé.
Pour ce « simple opéra », pas de gigantisme dans les effets spéciaux : fumée blanche et rideau de pluie suffisent à évoquer les flots qui menacent de submerger la ville d’Ys, tandis que l’apparition de saint Corentin dans un halo de lumière succède à la course de Margared vers l’abîme, sur une passerelle à l’arrière-plan surplombant l’océan. La sobriété des images accompagne celle de la partition, dans cette conclusion relativement brève, conformément à ce choix d’« écourtement de la musique » dont parle Lalo dans sa lettre de mai 1888.
À la tête de l’Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire, José Luis Domínguez Mondragón propose de l’ouverture une interprétation très soignée, faisant ressortir le lyrisme des motifs exposés par les solistes (au hautbois, à la clarinette, au violoncelle) et la dimension dramatique (cordes, cuivres) d’une pièce dont il donne également à entendre le caractère épique. Cela vaut aussi pour le début du deuxième acte, tandis que tout au long de l’œuvre les transitions sont ménagées avec finesse, sans préjudice des effets de surprise (mélodies bretonnes, tambourin du troisième acte, orgue…), avec un bel équilibre entre la fosse et la scène. Un seul regret : le manque de justesse de certaines sonneries de cors et de trompettes, qui ponctuent plusieurs moments de l’opéra. Mais on retiendra avant tout la qualité et la cohérence d’ensemble d’un spectacle réussi.