Comme dans la production aixoise de Katie Mitchell, le décor de l’Alcina qui inaugure l’Opéra des Nations à Genève inclut de nombreux animaux empaillés, dont un étrange blaireau ailé, fruit des hybridations monstrueuses auxquelles se livre sans doute la magicienne, tel le docteur Moreau sur son île. Mais cette fois, c’est la partition qui semble elle aussi avoir fait l’objet de ce traitement de choc. Après l’Orfeo de Rossi que Raphaël Pichon avait privé de son apothéose finale pour mieux nous laisser face à la douleur du chantre de la Thrace, voici Alcina se concluant sur la détresse de l’héroïne, au prix de coupes, de déplacements de numéros et de réécritures diverses et variées. En ce début du XXIe siècle, l’opera seria est comme le cochon pendu au plafond : foin de l’identité esthétique du genre, chacun semble libre d’en faire ce qu’il veut. Tirez-lui la queue, il pondra des œufs. Non que le résultat soit dépourvu d’intérêt, ou de force, bien au contraire. La suppression de bien des da capo fait avancer l’œuvre plus vite, même si elle revient à contourner la difficulté que posent toujours les airs de format A-B-A. Par ailleurs, Leonardo García Alarcón a dû composer avec un certain nombre d’obligations propres à cette production. D’abord, les instruments modernes de l’Orchestre de la Suisse romande, auxquels il a néanmoins associé un continuo composé de cinq musiciens de sa Capella Mediterranea : la greffe prend plutôt bien, avec un enrichissement étonnant de la sonorité dès l’ouverture, à laquelle les continuistes déjà très présents donnent un caractère jaillissant rarement entendu. Ensuite, l’absence de chœur, qui suppose la suppression totale ou partielle des passages prévus par Haendel, notamment vers la fin de l’œuvre, où les solistes se chargent de certaines phrases, mais sans pouvoir évidemment chanter « Io fui belva », « Io sasso », etc. Le compositeur n’avait pas non plus imaginé de finir sur « Mi restano le lagrime », conclusion conforme à une vision plus romantique que baroque.
Quant à la mise en scène de David Bösch, si l’on y retrouve quelques détails apparemment piochés ici et là (même si l’on n’aura finalement pas vu cette figurante incarnant « Alcina âgée » mentionnée par le programme, sans doute trop proche de la conception de Katie Mitchell), on remarque surtout qu’elle évacue en grande partie le côté surnaturel de l’œuvre. La « libération » finale ne se matérialise en rien, et l’on ne verra pas revenir les huit figurants représentants les esclaves de la magicienne. Malgré quelques effets « magiques » obtenus par des projections vidéo, en allusion aux pouvoirs de l’héroïne, Alcina n’est en fin de compte qu’une séductrice abandonnée. Mais si elle n’est que cela, pourquoi s’acharne-t-on ainsi contre elle, au point de vouloir mettre le feu à son palais ? Il y a là un mystère sur lequel il vaut peut-être mieux ne pas s’attarder, pour ne retenir que la force dramatique des principales incarnations.
© GTG / Magali Dougados
Aidée par sa plastique sculpturale et par les ébouriffants costumes de Bettina Walter (ah, ces perruques changeantes, et cette première robe mi-sirène, mi-peau de bête !), Nicole Cabell fait une entrée d’authentique diva, avant de finir en femme traquée vêtue d’une simple nuisette. Le personnage existe bel et bien, grâce à une voix aux riches couleurs et à un jeu d’actrice très travaillé : « Si, son quella » la fait ainsi passer par toute une série de nuances émotionnelles. Elle trouve en Monica Bacelli un Ruggiero à cent coudées au-dessus de l’habituel adolescent un peu falot. La mezzo italienne charge son discours d’intentions, chaque mot est mis en valeur par une intonation spécifique, mais elle passe un peu à côté de « Verdi prati », et « Sta nell’ircana » est pris à un rythme moins allant que souvent. Garante de l’orthodoxie baroqueuse, Kristina Hammarström compose une fort belle Bradamante, totalement maîtresse de la vélocité exigée par « Vorrei vendicarmi » ; la mise en scène confère aussi une épaisseur inaccoutumée au personnage, en faisant d’elle une tortionnaire cruelle dès qu’Alcina a été maîtrisée. Déception en revanche avec Siobhan Stagg, Morgana sans relief, à la voix dépourvue de toute chair dans l’aigu, à tel point que son premier air fait croire à un problème de déséquilibre acoustique entre la fosse et la scène. « Tornami a vagheggiar » laisse froid, ce à quoi ne remédient ni ses costumes peu seyants ni sa réduction à une figure résolument ridicule. La transformation de son air « Credete al mio dolore » en un duo avec Oronte donne au ténor Anicio Zorzi Giustiniani une occasion supplémentaire de charmer les oreilles par son timbre et par sa diction mordante. Michael Adams possède une belle voix de baryton, mais Melisso appelle sans doute des graves un peu plus sonores. Le personnage anecdotique d’Oberto a succombé aux coupes nombreuses, mais l’on ne s’en plaindra pas outre mesure, à moins d’appartenir à la race des puristes auxquels, de toute évidence, cette production ne s’adresse pas.