Lors de la création de cette production de Turandot à Nancy en 2013, Brigitte Cormier avait dit très précisément les qualités du spectacle dont Yannis Kokkos avait assuré mise en scène, décors et costumes. En le reprenant à Montpellier, Valérie Chevalier joue la sécurité. Comment pourrait-il en être autrement alors que la crise morale et financière de l’entité Opéra-Orchestre n’est toujours pas résolue ? Une chose est sûre, le public a répondu en masse et semble ravi de retrouver la salle Berlioz du Corum, indiscutablement plus confortable que celle de l’Opéra-Comédie, pour assister à « un vrai opéra ». A en juger par les conversations saisies à l’entracte, la conception de Yannis Kokkos séduit autant par ses qualités plastiques que par sa fidélité au livret. Couleurs signifiantes des costumes des dignitaires, noir dominant pour une histoire sombre où la mort est omniprésente, noir de la nuit, noir des cauchemars, éléments d’architecture ou végétaux stylisés, le souci du détail suggestif est constant. Si le détail des didascalies n’est pas toujours suivi à la lettre, la trame et les relations entre les personnages sont celles voulues par les auteurs, sans que rien ne vienne nuire à la lisibilité, hormis peut-être les personnages pour nous superfétatoires qui sont comme les ombres des trois ministres. Mais cette licence rappelle peut-être que la représentation ne prétend pas au réalisme ethnologique parce que l’œuvre n’y prétend pas. Cette humilité n’empêche pas Yannis Kokkos, s’il le juge utile pour un effet visuel et dramatique, d’introduire des accessoires comme l’escalier subrepticement venu de jardin pour servir de piédestal à Calaf lors de l’apparition de Turandot. Il sait aussi, par exemple avec la cérémonie des pipes d’opium qu’il insère dans le colloque des trois ministres au début de l’acte II, enrichir magistralement une situation sans en modifier le climat, et en l’occurrence en l’exaltant, car la mollesse induite par les inhalations semble émaner directement de la musique.
Le chef principal de l’orchestre, Michael Schonwandt, fait de cette scène une splendeur sonore, en obtenant des instrumentistes un kaléidoscope animé comme la conversation où les individualités différentes vont provisoirement s’unifier – effet de la drogue ou de la nostalgie – en un abandon sinueux et miroitant. Mais dès les premières mesures de l’œuvre on a senti la main d’un maître, dans la netteté rythmique et dans le soin qu’il apporte à canaliser l’énergie sonore. Evidemment les cuivres ont tout l’éclat nécessaire, les percussions donnent le frisson, ponctuations bouleversantes ou présences d’autant plus obsédantes qu’elles sont soigneusement contrôlées, les dissonances caressent à rebrousse-poil, les couleurs exotiques sont bien celles qui étonnent ou ravissent. Pourtant, est-ce d’avoir écouté auparavant des versions enregistrées en studio, il est çà et là des subtilités qu’on espère entendre et qu’on n’entend pas. Les prises de son ont-elles faussé notre écoute ? On espère seulement que cette impression d’un raffinement perfectible n’est pas le résultat de l’absence d’un chef permanent.
De dos Rudy Park (Calaf) en blanc Eric Huchet (Altoum) © Marc Ginot
Un autre atout du spectacle réside dans la qualité de sa distribution. Les masses chorales, composées du chœur local, renforcé du chœur de l’Opéra National de Lorraine et du chœur d’enfants d’Opéra Junior, ont assez d’ampleur pour répondre aux besoins de la partition, même si quelques éléments supplémentaires auraient probablement donné au son l’énergie du nombre et escamoté l’impression d’effort. La voix de Florian Cafiero en mandarin est bien timbrée mais en fond de scène sa projection semble limitée, impression qui disparaît lorsqu’il rappelle la loi sur le plateau. Eric Huchet est un Altoum cacochyme et vacillant sans tomber dans la caricature et conserve au personnage dignité et humanité. Impeccables les trois ministres, du Ping de Changhan Lim au Pong d’Avi Klemberg en passant par le Pang de Loïc Félix, aussi bien vocalement que scéniquement, où leur désinvolture approche, lorsqu’elle se fait brouillonne, une drôlerie que le contexte rend sinistre. Gianluca Buratto impressionne en Timur par une pâte vocale dense et sonore ; les revers de la fortune n’ont pas privé le personnage de la voix d’airain qui était celle d’un chef. Son esclave dévouée est incarnée par Mariangela Sicilia, qui lui prête sa grâce physique et sa fraîcheur vocale. Manifestement maîtresse de sa technique qui lui permet de beaux piani, elle réussit par son chant et son jeu à trouver le délicat équilibre entre pudeur, sincérité et pathétique. Cette émotion, si elle existe chez Calaf, on n’en perçoit pas si clairement les nuances : Rudy Park est un colosse qui, de son propre aveu, aime « bombarder » mais il assure que le chef lui a fait comprendre qu’il devait chanter le rôle écrit par Puccini. Peut-être avons-nous, comme souvent, entendu un compromis ? Quoi qu’il en soit, et en dépit d’un jeu scénique qui ne nous a pas toujours convaincu, comment résister à cette énergie torrentielle et à ces aigus claironnés ? Le public n’y songe pas, qui l’accueille aux saluts avec des rugissements de plaisir. Il était déjà Calaf à Nancy, et Katrin Kapplusch était déjà sa Turandot. Est-ce pour cela que, d’abord princesse au maintien altier, elle exprime le moment venu si clairement et si justement, tout en restant très sobre dans ses attitudes ou ses mouvements, le désarroi de la femme dont la vie est en train de s’écrouler ? L’ampleur vocale est à la hauteur de la tâche, l’homogénéité est entière et si au troisième acte par moments la marée de l’orchestre recouvre la chanteuse les pics des aigus émergent et bravent l’érosion. Pour elle aussi c’est une houle d’approbations, et pour le chef, et pour le metteur en scène, et cela se prolonge tant qu’on se demande s’il n’y a pas dans ces démonstrations bruyantes, au-delà de l’expression d’une gratitude méritée, le défoulement d’un public longtemps frustré. On le sait bien ici : l’addiction à l’opéra, ça existe !