Capriccio est comme le prologue du Prologue d’Ariane à Naxos ; un Prologue à la fois étiré et désert, où l’oeuvre en gestation, tout juste évoquée, ne peut être ni répétée, ni montée, ni même discutée, contestée ou gâchée. Bienheureux était en fait le personnage du Compositeur, qui avait la certitude d’avoir créé une oeuvre incomprise, ignorée, méprisée, mais superbe : ni Flamand ni Olivier n’ont cette foi en leur art. Sur un livret écrit par un Clemens Krauss fort inspiré dans ses habits d’écrivain, Richard Strauss a ainsi fait ses grands adieux à l’opéra, sans l’exubérance des artistes reniant leurs oeuvres de jeunesse, sans la sérénité de ceux qui savent qu’ils furent grands.
Philosophique, sublime, ou vain et narcissique ? Le long monologue par lequel Madeleine clôt la pièce regroupe à la fois Arabella, La Maréchale, Ariane, Daphné, peut-être quelques autres dont les ombres traversent le discours orchestral et imprègnent les personnages. Héroïne anti-tragique, mondaine et ironique, frivole sans être futile, la Comtesse est trop familière à l’oeuvre de Richard Strauss pour ne pas sembler sincère, ni provoquer chez le spectacteur comme une nostalgie familière : c’est une Madeleine de Proust, à la parole chargée de souvenirs, de références et d’allusions éloquentes.
Familiarité, nostalgie, déjà-vu : Robert Carsen saisit tout cela dans un spectacle qui avait fait l’unanimité lors de sa création en 2004. Utilisant le Palais Garnier comme décor vivant et somptueux de l’histoire, le metteur en scène anime Capriccio pour l’éloigner de l’écueil didactique où il pourrait s’égarer. Les protagonistes ne sont pas des silhouettes, leur consistance, leur allure et leur drôlererie font avancer l’intrigue au pas de charge, jusqu’à un coup de théâtre magistral : dans une magnifique robe, sous un lustre somptueux, Madeleine dit son monologue final et finit notre soirée tout en créant l’opéra qu’elle venait de commander à ses deux prétendants.
© Elisa Haberer
Ces quelques minutes, qui sont d’un des plus beaux spectacles du répertoire de l’Opéra de Paris, justifient à elles seules l’invitation d’une chanteuse d’exception dans le rôle de la Comtesse. Pour remplacer Adrienne Pieczonka, Emily Magee inquiète tout d’abord, avec une voix engorgée, parfois stridente et souvent raide. Mais ce que le rythme de la conversation en musique exhibe de métallique, le lyrisme de sa grande scène le révèle plus noble et plus convaincant. On comprend, en tout cas, son désarroi : de l’Olivier robuste de Lauri Vasar ou du Flamand suave de Benjamin Bernheim, comment savoir qui préférer ? C’est peut-être pour le Comte magistral de Wolfgang Koch, diseur et musicien au sommet de son art, que pourrait pencher le coeur du public, tant est irrésistible le couple dépareillé qu’il forme avec la Clairon de Michaela Schuster, cabotine parfaite dès lors que ses premières phrases, trop graves, sont derrière elles.
Alors que Lars Woldt ne faiblit pas dans l’intensité de sa longue tirade en faveur des metteurs en scène, tout le reste du casting, du majordome irréprochable de Jérôme Varnier au Monsieur Taupe forcément génial du génial Graham Clark, offre une authentique soirée de théâtre. L’orchestre au premier chef : il faut savoir gré à Ingo Metzmacher de l’avoir fait sonner ce soir comme nous l’avons très rarement entendu. Le sextuor, les citations straussiennes ou gluckistes, les petits motifs qui ponctuent ou annoncent les répliques des personnages… Tout cela est joué avec un naturel confondant, et c’est déjà énorme. Mais il y a plus : une précision, une rigueur, un talent inouï pour varier les rythmes sans perdre personne,une capacité, dès que les choses se gâtent, dans la grande hilarité générale contre La Roche, à faire tonner la fosse sans couvrir les chanteurs. Un orgasme orchestral où s’unissent, en harmonie avec les voeux de Richard Strauss, la musique et la parole.