Depuis toujours, cinéma et opéra entretiennent une relation ambiguë que d’aucuns illustreraient par la formule : « je t’aime, moi non plus ». L’avènement du premier au début du 20e siècle entraîna le déclin du second. Ces dernières années, la diffusion dans les salles obscures de représentations d’opéra a redonné un coup de fouet au genre lyrique, à moins qu’elle en ait sonné le glas. Les avis divergent. Si la frontière entre ces deux formes d’art reste ouverte, la libre circulation d’un monde à l’autre s’avère limitée. L’opéra filmé demeure une exception qui compte de rares succès. Peu de cinéastes abandonnent la caméra pour s’essayer à la mise en scène d’ouvrages lyriques. Là où le théâtre a été un vivier de talents, le cinéma se maintient sur son quant-à-soi. Intimidé ? Peut-être. Indifférent ? Certainement.
Ettore Scola a attendu 72 années pour franchir le pas : Cosi fan tutte en 2003 puis onze ans après La Bohème, reprise cette saison à Gênes. Le spectacle, luxueux, se veut de fin d’année dans un pays où l’opérette, française et viennoise, ne figure pas au répertoire des fêtes. L’animation du Quartier Latin, la neige, les jouets de Parpignol stimulent l’imaginaire de Noël. La mise en scène puise à larges mains dans ce vivier de clichés. Ettore Scola dont le style au cinéma est reconnu pour son audace a laissé son originalité au vestiaire avant d’empoigner le chef d’œuvre de Puccini. L’empoigne-t-il vraiment ? Il dispose sur une tournette les lieux de l’action comme autant d’images d’Epinal dans un album de famille : la mansarde sur deux étages – quel luxe ! – ; le café Momus, sa foule joyeuse, l’inévitable clin d’œil à Manet ; la Barrière d’Enfer que l’on croirait dessinée par Poulbot. Tout cela est très joli et rappelle les productions d’il y a un demi-siècle dans lesquelles chantaient Luciano Pavarotti et Mirella Freni (que Gênes accueillit plusieurs fois autour des années 1970).
© Marcello Orselli
La comparaison s’arrête là. Il ne s’agit pas d’écraser sous le poids de géants les titulaires des rôles de Rodolfo et de Mimi. Don Carlo malheureux à Bordeaux en septembre dernier, Leonardo Caimi prête au poète un métal sombre, une ardeur virile non exempte de douceur au 3e tableau, un chant que l’appréhension de l’aigu tire vers le bas sans que le tracé de la ligne en soit affecté. Interprète confirmée d’Oscar dans Un ballo in maschera, Serena Gamberoni campe une cousette dont la légèreté peut être perçue comme un signe de jeunesse. Jeune, c’est-à-dire fraîche, vive, candide, sincère mais d’une sincérité dénuée de ces intentions qui colorent les premiers aveux amoureux, ourlent les contours de « D’onde lieta usci » et rendent suffocantes les confidences du tableau final. Quelle différence d’ailleurs entre une Mimi légère et Musetta, lorsque cette dernière est confiée à une soprano affirmée telle Saltanat Akhmetova ? Le tempérament a tôt fait de l’emporter dans un quatuor que la chanteuse kazakhstanaise zèbre de rouges éclats. Son compatriote, Talgat Mussabayev, est un brave Marcello, d’abord conquérant puis de plus en plus en retrait, comme si son baryton accusait la fatigue au fur et à mesure de la représentation. D’une voix chaude, Artur Kaipkulov fait de la « vecchia zimarra » un véritable numéro que le public applaudit de bon cœur. Sans plus d’éclat, les autres interprètes ne déméritent pas.
Pourtant, si cette représentation de La Bohème s’inscrit dans la mémoire, ce n’est ni pour sa distribution, ni pour le nom prestigieux de son metteur en scène mais pour la lecture qu’en propose Giuseppe Acquaviva à la tête de forces musicales familières de la partition – les chœurs et orchestre du Teatro Carlo Felice. Les plans larges, les plongées, les zooms, les travellings contrariés, tous les effets cinématographiques dont l’écriture de Puccini abonde, ne caractérisent pas une mise en scène somme toute conventionnelle mais une direction musicale où l’émotion sourd puis creuse, sans emphase ni vulgarité, son sillon lacrymal.