Quelques mois seulement après un superbe Otello de Rossini à la Scala de Milan, Gregory Kunde est cette fois-ci celui de Verdi à Séville. Alterner deux vocalités aussi différentes est déjà un exploit en soi, le chanteur américain étant probablement le seul ténor a avoir interprété les deux rôles, en tous cas la même saison. Mais cette soirée va au-delà de la simple performance car Gregory Kunde est certainement le meilleur Otello verdien actuel, tout simplement. La voix a encore gagné en largeur et en graves, et l’aigu (jusqu’au contre-ut) est absolument percutant. A l’opposé de certaines interprétations pseudo véristes par trop relachées, celle de Kunde est d’une musicalité parfaite, la ligne n’étant jamais sacrifiée à l’expression, mais au service de celle-ci. L’attention au texte est également minutieuse : par exemple, dans son affrontement avec Desdemona à l’acte III, Kunde utilisera trois tons différents pour répéter « Il falsoletto ». Otello est un ouvrage largement confisqué par des générations de ténors qui comptaient surtout sur la puissance de leurs poumons pourtant, c’est Francesco Tamagno que Verdi avait choisi pour la création du rôle. Or, le ténor italien avait été le premier Gabriele Adorno dans la seconde version du Simon Boccanegra, le premier Don Carlo à la Scala, et il avait également à son répertoire Guillaume Tell, Les Huguenots, Robert le diable et même Edgardo dans Lucia di Lammermoor. Avec Kunde, c’est toute cette filiation qui nous est restituée.
© Jesús Morón
Sa compatriote, la californienne Julianna Di Giacomo campe une superbe Desdemona, avec une belle voix au timbre caractérisé (qui rappelle un peu celui de Pilar Lorengar), puissante et souple, et un bel engagement dramatique. Le Iago d’Àngel Òdena ne se situe pas aux mêmes sommets que ses partenaires : le souffle est parfois un peu court pour les pulsations larges de l’orchestre et l’aigu plutôt dur. Au positif, le chanteur espagnol témoigne d’une belle musicalité et d’un vrai respect de la partition (pour une fois les trilles sont bien marqués) et le personnage est finement dessiné, sans caricature. Les seconds rôles sont impeccablement tenus, avec une mention spéciale pour le Cassio de Francisco Corujo au timbre chaud. Les chœurs sont tout simplement formidables, sonores mais avec des pupitres bien dissociés. La maîtrise est tout à la fois craquante visuellement et impeccable musicalement.
La mise en scène de Henning Brockhaus est très théâtrale, même dans le plus petit détail (par exemple, lors de la scène où Otello espionne Iago et Cassio, ceux-ci parcourent le plateau de sorte que leurs interventions chantées sont audibles lorsqu’ils sont sur le devant de la scène, et celles d’Otello lorsqu’ils s’en éloignent). Brockhaus a également recours à une importante figuration intelligente : par exemple, nain, acrobates, danseurs animent une orgie au lever du rideau (on se paie du bon temps à l’arrière pendant que les soldats sont à la guerre). Vu de près le décor alliant classicisme et modernité fait un peu « petit budget » mais fonctionne bien. Les costumes sont généralement « d’époque » mais avec quelques touches incongrues comme ces infirmières de la Croix Rouge qui soignent les blessés avec Desdemona.
Directeur artistique de l’orchestre, Pedro Halffter choisit une approche ample de la partition (disons pour simplifier qu’on est plus près de Solti que de Toscanini) qui offre l’avantage de laisser respirer les chanteurs tout en permettant à son excellente formation d’offrir une magnifique pâte orchestrale.