En janvier 2006, pour les 250 ans de Mozart, Don Giovanni selon Michael Haneke provoquait un des quelques jolis scandales advenus sous le mandat de Gérard Mortier. Près de 10 ans plus tard, sa quatrième – et, paraît-il, dernière – reprise n’attire qu’un public franchement clairsemé. Sans doute la dernière série de représentations, au début de cette année, n’est-elle pas assez ancienne pour rendre tout à fait attractif un spectacle qui, au demeurant, n’a rien perdu de son acuité. Chacun connaît désormais le nouveau synopsis proposé par le cinéaste autrichien : jeune cadre supérieur dans une entreprise sise en plein quartier d’affaires, à en juger par les tours qui apparaissent derrière l’immense verrière du décor, Don Giovanni séduit furtivement une collègue (Donna Anna), fille du patron (Le Commandeur), est poursuivi par la femme qu’il avait séduite dans son ancien travail (Donna Elvira), terrorise Zerlina et ses collègues (membres de l’équipe d’entretien) et se vautre dans l’alcool à la cafeteria. Par sa radicalité, le parti pris peut agacer, qui implique quelques libertés avec le livret et abandonne en chemin, fatalement, quelques-unes des dimensions de l’œuvre. Rarement réussie, la scène de la statue est un magistral loupé, tandis que la vision du personnage éponyme, sorte de Patrick Bateman uniformément méchant et brutal, nous semble étonnamment conservatrice. Mais le spectacle va à son terme méthodiquement, avec une froide et saisissante cohérence que l’on ne saurait reprocher à son auteur, et rend finalement justice au génie dramatique de Mozart et Da Ponte, dont la duplicité et la force des personnages nous sautent au visage avec une violence inexorable.
A ce spectacle de glace, il faut une équipe de feu, capable de se mettre au service d’un propos qui ne valorise pas toujours leur ego : Zerlina finit le I en petite culotte, Don Giovanni se verse le contenu d’une bouteille de vin sur la tête dans la scène finale, Elvira ne quitte pas la scène sans emporter son litron en coulisses, Leporello est un coupable suiveur et Don Ottavio fait peine à voir, tant il semble incapable de se résoudre à la moindre décision. La distribution réunie ce soir comporte peu de vedettes, mais elle est une véritable équipe, au sein de laquelle toute individualité fait sens. Et il y a de belles individualités à remarquer : silhouette élancée et démarche conquérante, voix à l’avenant, séduisante insolemment projetée Artur Rucinski est bien, dès son entrée en scène, un jeune coq fier de son agressivité. Jouant jusqu’au bout son rôle de pauvre type, Matthew Polenzani prête cependant à Ottavio les charmes d’un timbre ductile et d’un chant d’une grande finesse, tandis que sa dure fiancée trouve en Maria Bengtsson une interprète tranchante et magnétique, à l’aise dans les la de « Or sai chi l’onore » comme dans les vocalises, qu’on lui fait chanter couchée sur le dos, de « Non mi dir ». Dans une tessiture qu’elle possède remarquablement, Karine Deshayes est une Elvire obsessionnelle et troublante, dont la véhémence est à la mesure de son amour déçu, et la Zerlina puissante de Nadine Sierra complète parfaitement une équipe féminine de grande classe. Plus anonymes, et surtout plus gênés par l’acoustique de l’Opéra Bastille, nous apparaissent le Commandeur d’Alexander Tsymbalyuk, le Masetto de Fernando Rado et le Leporello d’Alessio Arduini, dont les intentions vocales sont, par moments, laissés à l’imagination du spectateur.
Il en va un peu de même pour la direction de Patrick Lange : dans une veine non-baroqueuse bien assumée, il anime l’orchestre avec énergie et maintient l’équilibre entre la scène et la fosse, mais le fait au prix de la confidentialité de ses cordes, peu audibles dès l’ouverture. Quelle qu’en soit la mise en scène, souhaitons que le prochain Don Giovanni programmé par l’Opéra aura la bonne idée de draguer à Garnier…