Comme il est de tradition au Festspielhaus de Baden-Baden, la saison se clôture avec le très attendu gala. Cette année, c’est une version de concert des Noces de Figaro qui sert de prétexte à réunir une magnifique brochette de stars. Beau mariage, en vérité, que tous ces talents rassemblés et triés sur le volet. De plus, il se dégage du plateau, au-delà d’un très grand professionnalisme où le moindre geste est contrôlé, une sorte d’ambiance festive et bon enfant. C’est le bonheur d’être tous réunis pour chanter ensemble qu’on perçoit. Et ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de mise en scène que les chanteurs restent inactifs ; bien au contraire, ils rivalisent de fantaisie et d’efforts pour incarner au mieux leur personnage.
Thomas Hampson fait merveille en comte arrogant et superbe, dont la gestuelle aristocratique et mesurée sublime une interprétation tout en nuances. Sa science du legato et son intelligence vive du rôle donnent un supplément d’âme à chacune de ses apparitions. Rarement un « Contessa perdonno » aura été plus délicat et émouvant… Remuant, bouillonnant et vif, Luca Pisaroni fait mouche en Figaro. L’extraordinaire mobilité de son visage n’a d’égal que le nuancier souple de son instrument : le sémillant valet dégage un sex-appeal vocal et physique irrésistibles. Christiane Karg est une épatante Susanna. Tout en spontanéité et apparente facilité, le rôle de la malicieuse et pleine de ressources jeune femme lui va comme un gant. Son timbre juvénile et frais la distingue idéalement de celui de Sonya Yoncheva, comtesse apparemment lasse et revenue de tout qui retrouve sa verve et son énergie au fur et à mesure de l’avancement des quiproquos de l’intrigue. Ce ne sont pas moins de trois robes qu’arbore la superbe soprano bulgare, sensuelle et séduisante. Après une première toilette apparemment sage qui cache un redoutable décolleté plongeant dans le dos, la belle ose un fourreau affolant qui contient à grand peine une généreuse poitrine. Il faut faire sacrément confiance à son couturier pour oser porter une chose pareille, se dit-on, tout en remarquant que la diva porte bien souvent la main à son cœur… Comment résister ? Il va sans dire que la voix est tout aussi conquérante et autoritaire, avec une insolente mais saine simplicité. Dans le rôle si délicat de Cherubino, Angela Brower apporte une troublante dualité tout en équilibre raffiné, à l’image du choix de ses vêtements, chemisier blanc au drapé que n’aurait pas détesté le Caravage sur jupe-culotte noire constellée de strass dans un féminin-masculin à la Yves Saint Laurent, quintessence d’élégance.
Pour soutenir cette distribution de rêve, on ne fait pas dans la demi-mesure et ce sont des superstars qui, de bonne grâce, s’amusent dans les rôles secondaires. Anne Sofie von Otter, en belle forme vocale, impose tout son savoir-faire dans le rôle de Marcellina qu’elle campe avec un mélange de ridicule assumé et de cynisme désenchanté. Une gestuelle mécanique et saccadée souligne cette prestation outrée avant de laisser place aux accents aimants et maternels ponctués de mouvements fluides de ballerine. Elle arrive à donner un sérieux coup de jeune au personnage… De son côté, Rolando Villazón prend à la lettre le concept de folle journée et s’amuse à pimenter un rôle bien court parfaitement dans ses cordes d’excès qui, une fois de plus, montrent ses qualités de comédien. Il est proprement impayable en grande folle de gala, costume noir avec chaussures, ceintures, nœud papillon et mouchoir grenats. Coqueluche du public badois, il remporte le succès escompté, largement mérité. Les autres comprimari sont d’excellent niveau et on se délecte du Curzio de Jean-Paul Fouchécourt, du Bartolo sonore de Maurizio Muraro ou de l’Antonio gouailleur de Philippe Sly. Petite mention spéciale pour la délicieuse Regula Mühlemann, lumineuse et touchante Barbarina.
À la tête du Chamber Orchestra of Europe, Yannick Nézet-Séguin fait plaisir à voir. Très en jambes et à la gestique expressive et chaloupée, il restitue toute la légèreté, la théâtralité et les subtilités de la partition. Idéal passeur entre des pupitres éloquents et bien caractérisés, laissant toute la place aux exigences complexes du texte, complice des chanteurs qu’il aide à relayer les accessoires imaginaires en gardien protecteur et complice, le chef est aux anges. Le public l’est également, si l’on en croit les bravi qui fusent et l’intensité des applaudissements. On s’arrache à regret de ce mariage particulièrement heureux…