Prélude à sa saison extra-muros, la Monnaie vibre au succès de sa nouvelle production, Rachmaninov Troïka, actuellement au Théâtre National de Bruxelles. Triptyque des opéras achevés du compositeur russe que sont Aleko, Le Chevalier avare et Francesca da Rimini, Rachmaninov Troïka transcende en scène d’opéra, de ses couleurs enchanteresses, ce lieu dédié aux arts de la parole originellement tout de noir vêtu.
Le premier coup d’oeil du spectateur se pose naturellement sur cet endroit atypique accueillant une mise en scène propice à un grand nombre d’effectifs, orchestre symphonique inclu (en raison de l’absence de fosse d’orchestre). Dès la levée de rideau, les musiciens règnent à l’avant-scène, aux pieds d’un monumental escalier englobant l’ensemble du plateau. De là, née d’une riche palette musico-dramatique puisée dans l’antre de cette trilogie de haut vol, la mise en scène de Troïka – extraordinaire fantasmagorie de Kirsten Dehlholm – ressemble à s’y méprendre aux ailes chamarrées d’un papillon vivant autant de jour que de nuit. Le spectateur s’engouffre alors dans le ventre de cette envolée d’escaliers dantesques menant au sommet de l’Enfer des passions.
Rachmaninov Troïka débute avec Aleko – œuvre-diplôme du compositeur âgé de dix-neuf ans – faisant planer dans un camp tzigane l’ombre de la mort et la silhouette errante de Peer Gynt de Grieg. Place ensuite au Chevalier avare où les voix solistes et isolées retentissent dans le tréfonds de caves emplies de coffres forts invisibles, ces caves insalubres de cupidité (presque « lacustres » tant elles sont inondées de solitude) avec pour seule issue une lampe allumée, des graffitis et un cœur perdu, rutilant et assoiffé. Finalement, Francesca da Rimini rejoint le sommet du triptyque depuis la densité nébuleuse de l’Enfer de Dante jusque dans l’harmonie mystique des chœurs de la Monnaie. Les couleurs lyriques de Troïka transparaissent dans les costumes chatoyants que l’on croirait venus tout droit de Laponie, défiant dans les moindres détails l’omniscience du très haut Valhalla. Viennent alors se greffer l’art vidéo de Magnus Pind Bjerre et les lumières de Jesper Kongshaug plongeant dans l’univers multidimensionnel des jeux vidéos (Le chevalier avare) et focalisant Troïka sous l’instabilité de néons infernaux aux mouvances frénétiques et ondoyantes (Francesca da Rimini).
Rachmaninov Troïka – Francesca da Rimini (La Monnaie) © Sébastien Forthomme
Troïka n’est pas seulement l’occasion inespérée de découvrir les opéras de Rachmaninov. Elle est aussi ce triptyque exaltant la verve d’une kyrielle de voix slaves à la fois puissantes, intimes et toutes très équilibrées les unes par rapport aux autres. De cette harmonie parfaite entre chanteurs et Orchestre de la Monnaie, émerge la main de Rachmaninov soucieuse des couleurs lyriques. Les mélodies sont sensationnelles et naviguent entre voix et instruments tandis que les duos sont souvent dotés de choeurs vertigineux tels ceux de Francesca et Paolo (Francesca da Rimini). Fondre et faire fusionner les écritures vocales et orchestrales dans une texture dérivée de l’équilibre d’arpèges luxuriants de consonances sous lesquelles se cachent de subtiles pépites harmoniques caractérise les opéras de Rachmaninov et provoque une sensation d’unicité irréductible. Grâce à cette distribution de voix toujours homogènes et savamment amplifiées afin de surpasser l’orchestre placé à l’avant-scène, Troïka est une performance opératique brillante. Parmi les voix saisissantes, Sergey Semishkur (Le Jeune tzigane, Paolo) possède le timbre le plus chaud de tous ainsi qu’une agilité intrépide lui assurant sa présence d’amoureux transi particulièrement attachante. Dans le rôle du Baron, le magnanime Sergei Leiferkus chante, de sa profonde voix de baryton semblable au faste d’une étoffe impériale, la fureur de l’avarice faite de chair et d’os dans un ambitus ample et généreux. Ilya Silchukov (Le Duc), Alexander Kravets (L’Usurier juif) ou encore Dimitris Tiliakos (Lanceotto Malatesta) incarnent eux aussi par leur chant les spécifités dramatiques des personnages de Pouchkine et de Dante.
Cette formule magique née du chaudron de Kirsten Dehlholm et de Krystian Lada, rejoint les amples envolées orchestrales sous la direction du très talentueux Mikhail Tatarnikov sachant captiver l’auditeur au point de laisser libre cours à l’écoute du silence des voix (ou « silence dramaturgique »). Ce silence, Troïka le sculpte dans une gestuelle des personnages lente, solennelle et précise, quasi magnétique lorsque les choeurs rejoignent l’orchestre. Remarquable magnétisme qui n’est d’ailleurs pas sans évoquer, tout en délicatesse, le minutieux déploiement des corps dans le temps cinématographique d’Ingmar Bergman.
Dans les rouages de ces trois opéras différents que sont Aleko, Le Chevalier avare et Francesca da Rimini, les composantes de Troïka forment un seul et même liant digne de l’alchimie d’un peintre flamand mêlant l’inestimable harmonie des passions. Si la durée du spectacle est de 3h45, le temps de Troïka, lui, fuit sans jamais vous rappeler à la réalité tel cet « endroit où la beauté et l’art (…) tissent l’étoffe dont les étoiles sont faites ».