Verdi, on le sait, dut subir les ukases de la censure avant de pouvoir monter son Bal Masqué. Prévue pour Naples, la pièce fut finalement créée à Rome et le livret, trop évocateur de la situation politique très tendue du moment, dut subir quelques remaniements : l’action fut transportée de Stockholm vers Boston, le Roi de Suède transformé en gouverneur ; d’époux, René et Amélia devinrent frère et soeur. Voulant apporter réparation au compositeur censuré et retrouver les intentions initiales de Verdi et de son librettiste, la Monnaie présente donc Un ballo in maschera en version suédoise, sorte d’original d’avant la création. C’est satisfaisant pour l’esprit mais indifférent à l’oreille, la musique étant strictement identique à celle qu’on connaît, aux noms des personnages près.
Àlex Ollé qui signe la présente mise en scène est préoccupé par la possible résurgence des totalitarismes. Cette préoccupation légitime est aussi un sujet bien consensuel et qui, sans prendre de risque, vous donne bonne conscience à bon compte. Transposant le livret de Somma dans un futur relativement proche, il nous présente ici une société tout droit sortie du 1984 de George Orwell, où tous les personnages portent le même costume frappé d’un matricule dans le dos, une sorte de masque, ou plutôt de cagoule sur la tête – façon calotte de cuir d’un pionnier de l’aviation – gommant les individualités et les sentiments. On aurait sans doute préféré que le metteur en scène soit d’avantage préoccupé par la pièce qu’il avait à monter. Inutile de préciser, en effet, que cet univers est quasi sans rapport avec le livret (les raisons qui poussent les conjurés au crime sont plutôt d’ordre personnel) ni avec la musique de Verdi, puissante, chaleureuse, riche d’une extrême beauté formelle dans son caractère éminemment tragique. Et l’intrigue sentimentale, bien présente dans le texte, centrale même si on considère que le sujet de la pièce, celui qui précisément engendre la tragédie, est l’amour plus fort que la mort, n’entre que fort peu semble-t-il dans les préoccupations du metteur en scène. Il en résulte un spectacle peu crédible, en particulier sur la fin, hybride et très artificiel, bien loin de la notion de spectacle total que le public est en droit d’attendre dans ce répertoire.
Le décor, signé, présente une série de structures de béton montées sur poulies, qui permettent toutes sortes de changements à vue par une efficace machinerie d’ascenseurs. L’intrigue semble ainsi transportée au troisième sous-sol d’un parking post-moderne, lumières blafardes et béton brut en témoignent. Quasiment sans couleur, peu éclairé, le visuel est triste et laid, bien que réalisé avec une certaine virtuosité, et les quelques vidéos projetées pendant l’ouverture ne suffiront pas à lui rendre un peu d’humanité. Les costumes modernes, dans la même veine uniforme et terne, évoquent en effet le monde déshumanisé d’Orwell, ou, en raison des masques qu’on a décrit, celui de la Planète des singes, ridicule inclus.
© Johan Jacobs
On l’aura compris, c’est du côté musical qu’il faut aller chercher les qualités de cette production. Et, bien heureusement, on les trouve facilement de sorte que l’oreille reçoit avec une grande générosité tout ce que l’oeil et l’esprit cherchent en vain.
La distribution vocale que nous avons vue le soir de la première, très homogène, réunit d’excellents chanteurs ayant à peu près tous l’expérience de leur rôle, qu’ils défendent avec talent et conviction. La mise en scène ne les sollicite pas exagérément – l’interaction entre les personnages n’est guère travaillée – de sorte que toute leur énergie est concentrée dans le chant, et c’est tant mieux. María José Siri, soprano uruguayenne, chante Amelia avec beaucoup d’énergie. La voix est puissante, bien timbrée, même si on pourrait souhaiter ça et là plus de rondeur ou de sensualité. Elle dégage une belle émotion dans son duo avec Gustav ainsi que dans le grand air du troisième acte « Morrò ma prima in grazia ». où elle bénéficie en outre d’un magistral solo de violoncelle. Stefano Secco campe un Gustav III plein d’autorité et de majesté. Doté d’une voix assez riche, il possède un medium très sonore qui lui permet de bien asseoir l’émission dans toutes les tessitures, au profit d’une belle homogénéité du timbre. George Petean donne énormément de présence au rôle de René Ankarström (Renato). Il y met également la noirceur qui sied à la situation. Tous trois rendent donc fort bien par la musique l’intrigue sentimentale que la mise en scène ne prend guère en considération. Désormais habituée aux rôles de sorcière, Marie-Nicole Lemieux qui brilla cet été à Salzbourg en Azucena, incarne avec beaucoup de maîtrise une Ulrika souveraine, insolente, à qui personne ne résiste. Mais pourquoi lui a-t-on donné la coiffure de Line Renaud ? Le jeune page Oscar est chanté par la soprano Kathleen Kim très précise dans la justesse et pleine de charme et d’esprit dans l’interprétation. Mais la palme suprême revient à l’orchestre et à son chef, Carlo Rizzi. Dirigeant entièrement de mémoire, attentif à tous les détails, entièrement engagé au côté des chanteurs, il construit les tensions dramatiques de la partition avec une maestria remarquable, de sorte que les enchaînements sont parfaitement fluides et que la partition toute entière semble faite d’un seul tenant. Pas un moment de faiblesse, pas le moindre relâchement, donc, tout est conduit avec intelligence et sensibilité et rend pleinement justice à une grande partition de Verdi.