« Je suis une soprano née dans l’ex-URSS, je chante Rossini à Pesaro et je suis une magnifique interprète du rôle-titre de La Fiancée du tsar. Pourtant, je ne suis pas Olga Peretyatko, car je ne suis encore qu’à l’aube d’une belle carrière internationale ». De qui s’agit-il ? De Hasmik Torosian, arménienne comme sa consœur Hasmik Papian, qu’on entendit beaucoup en France il y a quelques années. Cette jeune soprano a déjà participé à plusieurs spectacles donnés en tournée par le festival de Glyndebourne, elle s’apprête à faire ses débuts dans La Gazzetta lors du prochain Rossini Opera Festival, et on l’entendra à l’Opéra des Flandres au cours de la saison 2015-16 : excellente nouvelle, car Hasmik Torosian est bien l’héroïne du concert proposé à la Philharmonie de Paris le 12 mai. On ne saurait trop louer la fraîcheur et la pureté de son timbre cristallin, dans un rôle que Rimski-Korsakov conçut pour une voix claire et légère, même s’il a parfois été confié à des chanteuses de format plus héroïque. On enrage même que le livret ne lui laisse pas plus d’occasions de briller, car il faut attendre le deuxième acte pour que Marfa fasse son entrée, avec un très bel air déjà marqué par la nostalgie des jours passés. Heureusement, le dernier acte lui appartient, pour ainsi dire, puisqu’il consiste essentiellement en une longue scène de folie – qui n’a musicalement pas grand-chose à voir avec celle de Lucia di Lammermoor, quoi qu’on puisse lire ici ou là – où Hasmik Torosian se montre divinement déchirante.
La découverte de cette interprète aurait pu suffire au bonheur de la soirée, mais l’énumération des joies ne s’arrête pas là. Si le ténor Alexeï Tatarintsev déçoit un peu par un manque de puissance (il est régulièrement couvert par l’orchestre et sa voix disparaît dans les ensembles), le timbre est indéniablement séduisant. Satisfaction totale en revanche pour les autres rôles principaux, choisis parmi les meilleurs solistes qui font aujourd’hui carrière à Moscou et sur les scènes internationales. Agounda Koulaeva est pour Marfa une rivale de taille, sur le plan vocal aussi bien que scénique. Pour l’avoir interprété à plusieurs reprises, à Londres ou à Vienne, notamment, elle semble pénétrée du personnage de Lioubacha, celle par qui arrivent tous les malheurs de cet opéra où les morts s’entassent en fin de parcours comme dans un drame shakespearien (aucun rapport avec la pleurnicharde Lioubava de Sadko, dans la même tessiture). Agounda Koulaeva possède une de ces voix riches dont les pays de l’est semblent être un réservoir inépuisable. Le baryton Elchin Azizov est un excellent Griaznoï, et sa voix mordante convient si bien à ce personnage de méchant qu’on se demande presque ce qu’il peut donner dans des rôles plus charismatiques. Dominant d’une tête tous ses partenaires, la jeune basse Alexeï Tikhomirov est un géant bienveillant à la générosité vocale admirable. Les chanteurs choisis pour tenir les rôles secondaires – le Bomélius sonore de Marat Gali, la Douniacha aux beaux graves d’Alexandra Kadourina, notamment – complètent parfaitement cet ensemble. Maxim Mikhaïlov se contente du personnage de l’opritchnik Skouratov, qui a assez peu à chanter ; s’il n’est pas très audible dans sa première intervention, il prend à jouer son rôle un plaisir manifeste, et on lui doit une mise en espace discrète mais tout à fait convaincante, qui permet de suivre l’action même pour une version de concert. On se serait d’ailleurs fort bien passé de la présentation verbeuse du « narrateur » Alexeï Levshin (qui réussit même à inclure César Franck, au lieu de Cui, dans le groupe des Cinq !).
Mais au fait, à qui doit-on d’avoir enfin pu entendre un opéra de Rimski-Korsakov à Paris ? Peut-être au maître d’œuvre de l’opération, le chef Mikhaïl Jurowski, aujourd’hui septuagénaire, mais dont la direction n’a rien perdu de sa vigueur, comme on peut en juger dès les premières mesures de l’ouverture. Si la partition de La Fiancée du tsar ne réserve aucune de ces grandes pages symphoniques que le compositeur a inclues dans d’autres œuvres lyriques, l’Orchestre National d’Ile-de-France se montre tout à fait à l’aise dans cette musique chatoyante. Parachevant cette belle coopération franco-russe, le Choeur de l’Orchestre de Paris prête son concours à la soirée pour les quelques morceaux réservés au chœur, moins sollicité dans cet opéra finalement assez intimiste malgré son prétexte historique. Vu l’enthousiasme, lors des saluts, d’un public qu’on aurait souhaité un peu plus nombreux, il serait maintenant heureux que les responsables des différentes salles parisiennes songent à inclure davantage d’opéras russes dans leur programmation, sans attendre les hasards des tournées internationales…