On dit volontiers qu’Hamlet fait mentir la réputation de conventionnalisme, de trop grande simplicité ou de manque de caractère de l’œuvre d’Ambroise Thomas. La représentation donnée dimanche à l’Opéra Grand Avignon le confirme de manière éclatante.
Dès les premiers murmures des instruments que vient ponctuer le fortissimo du prélude, l’urgence du discours shakespearien s’impose. Sous la baguette nuancée de Jean-Yves Ossonce, l’Orchestre Régional Avignon-Provence est excellent de finesse et de précision, tour à tour incisif et lyrique, délicat et véhément. C’est un écrin de belle tenue dans lequel s’épanouissent des voix de tout premier ordre, à commencer par le Hamlet inquiétant et pourtant agile de Jean-François Lapointe : sa diction remarquable, sa projection puissante, la poésie intense de ses interventions et ses qualités de souffle s’allient à un art consommé d’acteur. Patrizia Ciofi, qui avait chanté le rôle lors de la création de cette production à Marseille en 2010, donne d’Ophélie une interprétation très attachante et techniquement virtuose dans ses airs, suscitant un enthousiasme très marqué de la part du public, notamment pour la Ballade de l’acte IV longuement applaudie. Il se trouve bien un spectateur pour manifester son mécontentement, de manière peu explicable, à la fin du premier air « Adieu, dit-il, ayez foi ! », mais sa huée est aussitôt couverte par un tonnerre d’applaudissements qui suspend le spectacle pendant de longues minutes. En Gertrude, la mezzo-soprano Géraldine Chauvet confirme des qualités tant vocales que scéniques, auxquelles répond de manière tout aussi convaincante, avec une articulation parfaite, Nicolas Testé en Claudius.
Le bruit et la fureur sont là, qu’il ne faut pas tant chercher dans les dialogues du livret mais dans les contrastes et dans l’essence hautement inflammable des personnages – y compris de personnages secondaires comme Laërte, interprété par Sébastien Guèze avec des aigus très tendus dans le premier acte, un peu moins ensuite –, les fossoyeurs (très bons Saeid Alkhouri et Raphaël Brémard) ou le spectre, chanté avec autorité par Patrick Bolleire.
La reprise, réalisée par Natascha Ursuliak, de la mise en scène de Vincent Boussard, donnée à Marseille en 2010, puis à l’Opéra du Rhin en 2011 – notons toutefois qu’ici c’est la version de 1868 qui nous est proposée, augmentée du duo n° 8 –, permet d’apprécier des partis pris esthétiques efficaces. Les murs semblent d’abord givrés, glacés dans le lointain royaume du Danemark, avec une bande de noirceur qui ronge le bas des cloisons, telle une lèpre. Les effets d’éclairage peuvent ensuite les faire apparaître comme lacérés ou encore, au gré des lumières – à nos yeux superbes, et dues à Alessandro Carletti – comme du papier froissé. Les costumes de Katia Duflot sont à l’image de ces murs, glacés et élégants. Le tableau du roi défunt, posé au sol sur le côté au premier acte, devient ensuite miroir immense suspendu au mur, avant de refléter le visage du spectre dans la scène entre Hamlet et sa mère.
Parmi les idées au premier abord surprenantes et finalement très réussies, figure la baignoire remplaçant le lac prévu par le livret, dans laquelle Ophélie se noie. On notera aussi la présence d’Hamlet dans la salle au début du premier acte, muet, toisant le public, l’utilisation des loges d’avant-scène pour la première apparition du roi et de la reine, puis pour les deux fossoyeurs au début du dernier acte, enfin le spectre se déplaçant à l’aplomb de la paroi, image vertigineuse.
Une telle réussite musicale, vocale et scénique fait regretter qu’il reste des places non occupées à l’orchestre, alors que souffle dans la salle l’esprit de Shakespeare.