Jamais donné à Toulon, le Giulio Cesare de Haendel vient d’y être accueilli avec une chaleur qui réjouit. Pour autant, tous les atouts étaient-ils réunis pour exalter un tel chef d’œuvre ? Si l’exécution musicale et vocale étaient globalement satisfaisantes, le parti pris de la mise en scène ne nous a pas, et de loin, convaincu.
Frédéric Andrau annonce ainsi son projet : « J’ai eu envie d’ouvrir le rideau sur un empire décadent, dont la contagion commence à opérer […] Il est absurdement bon d’aller chercher une complicité imaginaire avec Haendel, en voyant dans son œuvre une volonté comique, voire parodique de décrire cette époque comme un miroir de notre monde contemporain… » A la lumière du spectacle, ces formules obscures prennent quelque sens mais ne gagnent pas en pertinence car elles révèlent surtout une dérobade devant l’œuvre. Dès sa création les commentaires ont souligné le génie du compositeur pour faire évoluer les personnages principaux grâce à l’expression musicale. Ainsi César, d’abord guerrier victorieux puis révolté par l’ignoble supplice infligé à son adversaire, est tour à tour l’homme aux sens émus, puis l’homme au cœur troublé, le politique méfiant et le héros bravant l’adversité, jusqu’au triomphe final de l’amoureux comblé. Il en est de même pour Cléopâtre, dont la pétulance extravertie et la sensualité joyeuse vont évoluer vers une sincérité du sentiment chargée d’intensité douloureuse, jusqu’à la libération et l’ivresse de la communion finale. Ces états et leurs mutations, la musique les dit, les crée. Or le spectacle n’en dit strictement rien. Frédéric Andrau fait de César un obsédé du bas ventre, qui se vautre dans des orgies bisexuelles en compagnie d’une troupe hétéroclite qui semble échappée du Satyricon de Fellini, et au dernier acte, lorsque héros solitaire il a échappé à ses ennemis en bravant le danger on croit voir Falstaff sorti piteusement de la Tamise. Un personnage de petite taille joue parfois la mouche du coche et sa présence importune est censée ponctuer drôlement le dernier duo entre César et Cléopâtre. Celle-ci est présentée dès le début de l’œuvre comme une « louve » digne d’un lupanar, dans une impudeur qui doit être de famille puisque Tolomeo s’exhibera aussi, mais quand le livret prévoit une apparition en Vertu il nous est montré une de ces mérétrices de bas étage qui se vendent derrière un rideau. En fait, Frédéric Andrau semble avoir confondu Giulio Cesare avec les parodies obscènes suscitées parfois par l’opéra seria. A la fin, quand César et Cléopâtre chantent l’amour né entre eux au fil des épreuves, dans ce duo qui consacre leur égalité dans le sentiment, on la voit fouler au pied son amant et révéler sa vraie nature de virago. C’est censé être drôle. Pour Sesto, Achilla, Tolomeo et même Cornelia on pourrait faire les mêmes remarques. L’option du « tout comique » – à laquelle les costumes de Jérôme Bourdin participent, par exemple quand Sesto apparaît en poupée aux couleurs de sa maman, elle-même parée comme une impératrice byzantine – supprime les nuances et esquive la difficulté de les rendre sensibles. Sauf qu’elles sont toujours présentes dans la musique et le chant et disqualifient souvent ce qui est montré.
Sonia Prina (Giulio Cesare) et Roberta Invernizzi (Cleopatra) © Frédéric Stephan
Car du côté musical et vocal la direction de l’opéra a eu la main plus heureuse. Confier la direction musicale à Rinaldo Alessandrini, spécialiste incontesté de la musique baroque italienne qui en est à son troisième Giulio Cesare, était en quelque sorte jouer sur le velours. Au sein de l’orchestre de Toulon des instrumentistes curieux sont partants pour s’initier au jeu et à l’instrumentation baroque, ou approfondir leurs acquis dans ce domaine. A eux viennent s’ajouter deux théorbes, un clavecin et un violoncelle baroque qui constituent une basse continue orthodoxe. Si, çà et là, le souvenir des sonorités spécifiques d’instruments anciens (par exemple pour la musique « céleste » du deuxième acte) voile d’un léger regret celles que l’on entend, on peut être sûr de l’application et de l’implication avec lesquelles le chef a été suivi, si bien qu’articulations, dynamiques et accents font du partenariat un succès indiscutable.
De même la distribution vocale réunit des chanteurs presque tous nourris à ce répertoire et déjà partenaires de Rinaldo Alessandrini. Mais comme chacun le sait l’art du chant est l’un des plus difficiles car il engage l’être dans son entier et dépend d’une adéquation et d’une maîtrise maximales des moyens physiques et mentaux de l’interprète. Dans l’opéra baroque et justement chez Haendel les airs dits de fureur, où la rapidité reflète la passion qui met hors de soi, réclament une virtuosité particulière. Le rôle de Giulio Cesare en compte deux sur les huit qui lui sont dévolus, l’un au premier, l’autre au troisième acte. On le dit à regret, Sonia Prina déçoit tant l’exécution des vocalises semble faite « à la grâce de Dieu », alors que dans tous les airs où la rapidité ne la met pas à l’épreuve on retrouve les nuances, l’amplitude, la fermeté des accents et la tenue vocale qui ont fait sa réputation. Sa Cléopâtre, en revanche, est irréprochable sur le plan stylistique ; reste que le timbre de Roberta Invernizzi n’a pas les suavités exquises d’autres interprètes et qu’il nous manque un peu de moelleux dans des aigus parfois très légèrement métalliques. Le reste du plateau est non seulement sans reproche mais encore de grande qualité. Teresa Iervolino est une Cornelia pathétique et digne – pour autant que la mise en scène le lui permette – et maîtresse elle aussi malgré son jeune âge de la rhétorique du chant baroque. Sesto trouve en Monica Bacelli une interprète aguerrie qui sait trouver les accents propres à l’évolution des sentiments tout en vocalisant impeccablement et en composant un personnage d’une juvénilité confondante. Un peu frêle physiquement le Tolomeo de Daniela Pini semble l’être aussi vocalement, mais en fonction de sa position sur la scène, où nul panneau ne renvoie les voix, cette impression disparaît et il reste celle d’une facilité à vocaliser très satisfaisante. Dernière interprète en travesti, Benedetta Mazzucato est un Nireno des plus séduisants, par le timbre et la souplesse riches d’avenir. Des deux chanteurs mâles on note la haute stature de Pierre Bessière dans le rôle secondaire de Curio, tandis que son rival Achilla – ils aspirent tous deux à épouser la veuve de Pompée – offre à Riccardo Novaro davantage d’occasion de se distinguer, plus par l’aisance du chant que par la caractérisation du personnage. Au final, privé de rideau par le dispositif scénique de Luc Londiveau, qui représente les décombres d’une ville en guerre où l’on vit beaucoup dans des souterrains, le public se montre extrêmement chaleureux. Tant mieux si cela permet d’envisager que Toulon affiche d’autres titres de Haendel, même dans des conditions qui ne sont pas idéales. Après tout, chaque représentation n’est-elle pas une somme de compromis ? Un compromis, même branlant, vaut mieux que pas de compromis du tout !