A Strasbourg, les metteurs en scène britanniques règnent sur Wagner. Pour le meilleur – la Tétralogie vue par David McVicar, réussite absolue – ou pour le pire, comme le récent Tannhäuser de Keith Warner, chargé de symboles plutôt encombrants. Entre ces extrêmes, Antony McDonald nous ramène pour Tristan et Isolde à un univers réaliste, proche du cinéma anglais des années 1940 qu’il cite parmi ses références visuelles. Les costumes nous renvoient d’ailleurs explicitement à cette époque, pour les dames surtout : robes modérément seyantes, chaussures de bonne sœur et perruque crantée à la Veronica Lake pour Isolde, rayonne plissée et popeline pour Brangäne à qui il ne manque qu’un fichu sur la tête. Bien connu pour son travail de décorateur avec d’autres metteurs en scène, Antony McDonald pense surtout en image peut-être plus qu’en mouvement : au deuxième acte, les murs du décor se soulèvent peu à peu pour laisser voir d’abord une chambre à coucher, puis la mer omniprésente, les protagonistes se livrant à de lentes évolutions pour occuper leur (très) long duo. Au dernier acte, le château de Karéol a sans doute connu des heures meilleures, mais avec ces trois fenêtres à guillotine et ce fauteuil tendu de tissu Strawberry Thief de William Morris, nous sommes incontestablement en Angleterre ; dans un coin gît un tricycle, allusion à l’enfance de Tristan, or cet accessoire reste purement décoratif et personne – heureusement, peut-être – ne montera dessus. Les héros ici ne sont pas ridiculisés, seules les mimiques d’une Brangäne à mi-chemin entre Jacqueline Maillant et Angela Lansbury prêtant à sourire. Devant tant de réalité (Tristan saigne abondamment quand il arrache son bandage), on en viendrait presque à regretter que le mythe semble bien loin, même si la mort d’Isolde est interprétée hors de ce cadre, devant un rideau noir qui se baisse lentement avant de se relever finalement sur la chambre vide.
A Strasbourg, Wagner est mis en scène par des Britanniques mais dirigé par des Allemands. Frénétiquement applaudi par le public à l’issue de la représentation, le chef Axel Kober n’en suscite pas moins des avis mitigés, sans doute parce que sa direction vise l’efficacité sans trop s’embarrasser de subtilités, n’hésitant pas à déchaîner des tutti fracassants mais un peu à cours d’inspiration pour la Liebestod. On lui reconnaîtra du moins le mérite de ne pas s’être laissé démonter lorsque, quelques secondes après le début du prélude, le téléphone d’une consœur journaliste égraina bruyamment de guillerettes notes de Bach par-dessus les accords du maître de Bayreuth. Aussitôt l’objet éteint, l’orchestre philharmonique de Strasbourg put reprendre à zéro et laisser éclore les senteurs boisées de ses vents, la chaleur de ses cordes et l’éclat de ses cuivres. Quant aux voix, l’essentiel est là, et curieusement, le moins satisfaisant ne se trouve pas dans l’emploi les plus lourd : on reste ainsi très dubitatif devant le Kurwenal de Raimund Nolte, trop léger, trop policé pour un personnage qu’on voudrait plus bourru et plus richement doté dans les deux extrêmes de la tessiture. Le roi Marke d’Attila Jun prouve une fois de plus qu’il faut désormais aller s’approvisionner en Extrême-Orient pour trouver d’authentiques basses. Propulsé sous le feu des projecteurs par son Tristan milanais aux côtés de Waltraud Meier dans la mise en scène de Patrice Chéreau en 2007, Ian Storey commence par causer une terrible déception : aucune prestance, vibrato incontrôlable, parlando prosaïque, ce Tristan-là ne nous dit rien qui vaille au premier acte. Au deuxième, tout s’arrange : l’habit de chasseur lui va mieux que la vareuse de marin, et surtout la partition lui permet de mettre en avant ses vrais atouts, ses réserves de souffle et son aigu solide et sonore. Michelle Breedt est une belle Brangäne, malgré la totale absence de noblesse du personnage, et même si l’on pourrait souhaiter un timbre plus grave, plus nettement différencié de celui de sa maîtresse. Applaudie en Maréchale sur cette même scène, Melanie Diener comble nos attentes dans un rôle abordé il y a deux ans à peine : longtemps abonnée aux rôles de « gentille », elle doit un peu forcer sa nature au premier acte, mais cela nous évite les viragos tonitruantes, et l’on apprécie le médium riche autant que l’aisance dans les aigus de cette Isolde frémissante et passionnée.