De la Rome antique à l’Italie postfasciste des années 1950, cette nouvelle production de la Clemenza di Tito met en lumière la solitude d’un pouvoir paradoxalement impuissant, et interroge ainsi la place de l’autorité dans la société contemporaine. A la miséricorde de Titus, régnant en despote éclairé, répond progressivement la désaffection de ses sujets : d’abord, le cercle du pouvoir, par la conspiration, puis le peuple, par le désamour.
Sur la scène tournante imaginée par Katharina Thoma, l’espace affecté au monarque, entouré de grandes plaques de marbre noir, matérialise ainsi son esseulement physique, moral et sentimental. Dès les premières mesures de l’opéra, la mise en scène nous donne à lire ses premiers échecs, dans l’amour impossible qui le lie à Bérénice, fille du roi de Judée, et qu’il doit quitter pour des raisons d’État. A côté, Vitellia, imposante et dominatrice, contemple sa beauté et son orgueil dans un miroir tandis qu’elle intrigue avec Sextus, victime de son amour paralytique : au moment de dire « Parto », il s’écroule sur une chaise, effet dramatique du dilemme cornélien qui l’étourdit. Enfin, dans le dernier espace modestement arboré, Servilia cultive le jardin naissant de son tendre amour avec Annius, loin des désordres du monde extérieur.
Mais au milieu de ces intrigues amoureuses de second plan, c’est le ressort politique et la question de la lutte des classes qui intéressent Katharina Thoma : le peuple romain, incarné par le Chœur de l’Opéra national du Rhin, c’est tantôt la haute-société, acquise au pouvoir, et dont la docilité transparaît même dans l’uniformité de style des robes des années 1950, dessinées par la talentueuse Irina Bartels ; tantôt la plèbe, en lutte farouche pour l’égalité des droits et l’universalité de la justice. La grâce accordée par Titus à Sextus, son ami intime, est mal digérée par cette plèbe qui y voit le scandale d’une justice partiale et qui brandit, en guise de contestation, une banderole sur laquelle il est écrit « la legge è uguale per tutti ». Le suicide final de Sextus, dans les coulisses, intervient en quelque sorte comme un rééquilibrage de cette justice humaine trop bancale.
© Alain Kaiser
Cette espèce de naïveté d’un roi sans charisme, en perpétuel porte-à-faux avec le monde qui l’entoure et qu’il est censé gouverner, est parfaitement incarnée par Benjamin Bruns. Son jeu parfois peu convainquant sert en réalité l’indécision et la désincarnation, précisément, de son personnage. Il n’en demeure pas moins que sa prononciation de l’italien est quelquefois douteuse et son investissement vocal assez inégal. Jacquelyn Wagner, en Vitellia, est d’un charme destructeur. Il ne faut pas oublier que le rôle de Vitellia est terriblement mozartien, en ce sens qu’il requiert une tessiture très large avec beaucoup de graves et des aigus de colorature, ce que la soprano maîtrise à la perfection. Quant à Stéphanie d’Oustrac en Sextus, non seulement elle possède cette voix ample et virtuose, au timbre épais et voluptueux, mais encore, elle est une excellente actrice qui sait donner à voir et à entendre toute l’épaisseur psychologique de son personnage. David Bizic fait un Publius honorable et Anna Radziejewska en Annius possède une élocution parfois inélégante et heurtée, quand un certain manque de finesse caractérise la Servilia de Chiara Skerath.
Très enlevée, la direction d’Andreas Spering à la tête de l’Orchestre symphonique de Mulhouse nous offre de surcroît beaucoup de nuances et de contrastes. Nous avons cru sentir qu’il aimait cette œuvre, qu’il prenait beaucoup de plaisir à la diriger, et que les chanteurs pouvaient le considérer comme un appui solide. Le plaisir fut partagé.