Les Caprices de Marianne sont rarement sortis du purgatoire où ils croupissent depuis leur création. Pourquoi ? Probablement parce qu’on n’y retrouve pas ce qui a fait, dès 1833, le succès du texte de Musset à sa parution dans La revue des deux mondes et à sa reprise l’année suivante dans le recueil Un spectacle dans un fauteuil. Le livret de Jean-Pierre Grédy semble en fait s’appuyer sur l’adaptation scénique réalisée par Musset en 1851 dont Bernard Masson, dans son édition du théâtre de Musset, dit qu’elle souffre « d’anémie graisseuse ». En 1833 Musset a vingt-trois ans ; le futur poète des Nuits écrit avec une fermeté presque laconique où étincellent des références à Shakespeare et Molière, ou plutôt à leur source, la comédie napolitaine. Les alanguissements et les exaltations de Coelio ne sont sauvés du comique que par sa détresse évidente. Dans l’œuvre de Grédy et Sauguet le texte du livret et la composition musicale tendent à la redondance et s’alourdissent d’ajouts qui plombent le ton et le goût de l’original. Ainsi, le remplacement de l’entremetteuse par une duègne peut sembler insignifiant, mais celle-là, en apparaissant chez Musset dans la première scène, donne d’emblée la couleur locale car elle est un pivot des intrigues napolitaines, et la supprimer est amputer l’œuvre de la saveur de cette référence littéraire et culturelle. Ainsi donner à Marianne plus d’un soliloque finit par priver le personnage du mystère qui participe de sa séduction. Sans doute dira-t-on que c’est la loi du genre que l’héroïne ait ses airs, mais le rythme de la pièce, cette avancée inéluctable vers la catastrophe finale, s’en trouve de fait perturbé. Il y a aussi les évocations musicales de la mort, systématiquement graves, alors que chez Musset, désir réthorique de Coelio ou fragment d’un souvenir d’Hermia, elles sont suivies d’ellipses qui les empêchent de devenir dramatiques jusqu’au dénouement, parce qu’alors cette mort est devenue une douloureuse réalité. En fait, on finit par se demander si traiter avec ce sérieux un texte qui s’y refuse si souvent n’était pas une erreur fondamentale. Coelio est incapable d’être lyrique en présence de Marianne – impuissance qui pourrait être celle ‘un personnage comique – et quand Octave l’est, c’est pour exhaler un cynisme aux antipodes de l’épanchement sentimental. C’est peut-être pour cela qu’en dépit d’une partition au raffinement sonore indéniable, comme en témoignent les modulations expressives confiées par Sauguet aux musiciens et aux interprètes, ce drame lyrique porte à faux.
Au moins, en 1954, la mise en scène et les décors cherchaient-ils à épouser au plus près le livret. On en est loin avec ce spectacle. Sans doute Patricia Ruel pourra-t-elle faire valoir qu’en reproduisant la galerie Umberto Primo, elle plante un décor authentiquement napolitain. Mais ce réalisme montre en fait une incompréhension de la Naples de Musset, née de la littérature et de l’imagination.et non d’une restitution de surcroît anachronique. A renoncer au lieu primordial – le balcon auquel Marianne n’apparaît jamais – on se prive sans profit des résonances littéraires et musicales (Beaumarchais, Rossini, par exemple). A vêtir Marianne d’une robe corolle au-dessus du genou, Laurence Mongeau en fait une femme tentée par la frivolité, fût-elle bcbg, voire coquette, ce qu’elle n’est en aucun cas. Quant aux lumières d’Etienne Boucher il ne faut pas compter sur elles pour percevoir l’unité tragique, celle du celle du temps dont l’écoulement, depuis la sérénade nocturne initiale à l’assassinat du lendemain soir, avec les repères de la messe et des vêpres, conduit inéluctablement à la catastrophe. La mise en scène d’Oriol Tomas enfin semble plus d’une fois chercher ses marques dans l’espace central censé être à l’aplomb du dôme de la galerie, qu’il voit comme la métaphore de l’enfermement des personnages. On reconnaît volontiers une attention soutenue à la direction d’acteurs, mais pourquoi faut-il qu’il interprète les propos des personnages comme s’il connaissait mieux qu’eux-mêmes leurs sentiments ? Ainsi il est absolument sûr qu’Octave aime Marianne. Le texte ne le dit pas. La musique, alors ? Cela reste à démontrer. En tout cas nous n’avons pas senti ce qui pour nous est l’essentiel, un contexte de comédie qui vire au drame.
Coelio (Cyrille Dubois) Claudio (Thomas Dear) Marianne (Zuzana Markova) la duègne (Julien Bréan) © Christian Dresse
Par bonheur, ces motifs de déception sont en partie rachetés par la qualité des interprètes. Julien Bréan est une impressionnante duègne, haute taille, voix profonde. Tiego Matos lance avec conviction sa sérénade, et Jean-Christophe Born assure sans peine en aubergiste avenant et serviable. Tibia échoit à Raphaël Brémard, appliqué à bien montrer sa soumission à son maître et Hermia à Sarah Laulan, dont la belle couleur vocale semble à l’étroit dans ce rôle bref. Impressionnant lui aussi physiquement, le Claudio de Thomas Dear a une diction et une projection des plus nettes. C’est un peu moins le cas, pour ce qui est de la projection, pour Philippe-Nicolas Martin, Octave sensible et juste scéniquement mais parfois couvert par l’orchestre. En revanche Cyrille Dubois confirme, un mois après son Pâris à Toulon, l’éclectisme de son talent : il réussit à rendre émouvant, par sa diction vibrante et son chant à l’émission magnifiquement contrôlée, un personnage que son discours et le contexte pourraient tirer vers le ridicule. C’est une véritable joie de se dire que l’art lyrique tient d’ores et déjà en lui un protagoniste majeur des années à venir. Sa Marianne ne lui cède en rien ; confrontée à un rôle conçu pour Lily Pons, donc hérissé d’acrobaties vocales dans le haut de la gamme, Zuzana Markova démontre à nouveau la maestria technique et interprétative qui nous avait ébloui dans La Traviata sur la même scène. Belle à voir et bonne actrice, elle conserve au personnage sa noblesse intrinsèque, en dépit d’une image de grande bourgeoise plus digne de Marcel Aymé que d’Alfred de Musset, et, cerise sur le gâteau, sa diction du français est excellente !
Claude Schnitzler s’ingénie à servir l’œuvre comme un chef d’œuvre, et obtient une belle réponse de l’orchestre maison, qui réagit avec précision et surmonte avec justesse les chausse-trapes des dissonances et des modulations dont la partition n’est pas avare. Ils obtiennent aux saluts une bonne part du succès, devant une salle qui peut-être à cause du temps exécrable n’était pas archipleine. Que nos réserves ne dissuadent pas d’éventuels lecteurs d’assister aux représentations : le spectacle se laisse voir sans déplaisir et la musique de Sauguet offre maints régals harmoniques et même mélodiques. Quant au chant, si la seconde équipe est à la hauteur de la première, c’est une bonne soirée assurée et c’est l’intérêt essentiel de cette tournée que de servir de tremplin à de jeunes interprètes. Sans nul doute ils ont été sélectionnés avec soin selon des critères de compétence artistique et technique. A-t-on été aussi exigeant pour les concepteurs du spectacle ?