L’entreprise de réhabilitation de Cecilia Bartoli aurait-elle réussi ? A moins que Philippe Jaroussky et Karina Gauvin n’aient définitivement conquis le tout Paris… Le taux de remplissage du Théâtre des Champs-Elysées, bondé du parterre au poulailler, a de quoi surprendre pour une œuvre de Steffani, qui plus est privée de mise en scène. Créée en 2011 au Boston Early Music Festival – la plus importante manifestation du genre sur le continent américain –, la version de Niobe mise au point par ses directeurs Paul O’Dette et Stephen Stubbs nous arrivait précédée d’échos flatteurs. Si nous avons très vite déchanté, la faute en incombe avant tout à Luigi Orlandi, piètre versificateur et librettiste dont la réécriture laborieuse du mythe conté par Ovide, relégué ici au troisième acte, s’encombre d’intrigues secondaires mal ficelées et de personnages à peine ébauchés. Il va sans dire que les coupes claires pratiquées pour le besoin du concert n’arrangent rien. Le rôle-titre et surtout celui d’Anfione, roi de Thèbes, concentrent le meilleur de l’inspiration de Steffani dont les éclairs de génie valent le détour. Cecilia Bartoli nous en avait révélé plusieurs sur son album Mission, rejointe par Philippe Jaroussky dans le second duetto des protagonistes (« Mia fiamma, mio ardor »), la plus fusionnelle de leurs étreintes. Donnant cette fois la réplique à celle qu’il a surnommée « la Fleming du baroque », le contre-ténor semble à nouveau très inspiré. Toutefois, ces joyaux ne peuvent à eux seuls compenser la banalité de bien des pages et une gestion souvent déficiente de la tension dramatique.
L’opéra s’ouvre sur un long purgatoire dont nous ne sortirons qu’en traversant un vaste rêve éveillé (acte I, scène 13) : l’accompagnato d’Anfione (« Dell’alma stanca a raddolcir le tempre »), ourlé d’une voluptueuse orchestration et l’air sur un ostinato particulièrement enivrant qui lui succède (« Sfere amiche ») où la voix de Philippe Jaroussky rivalise de délicatesse avec les cordes ondoyantes du Boston Early Music Festival Orchestra. Le chanteur retrouve la grâce de ses débuts et apparaît comme l’interprète idéal des pages célestes que Steffani conçoit pour le fils de Zeus, poète et musicien avant que d’être monarque. Las de régner, Anfione n’aspire d’ailleurs qu’à la sérénité et voudrait céder le trône à Niobe, mais il est retenu par l’offensive du prince de Thessalie, Creonte, manipulé par le magicien Poliferno qui entend assouvir sa propre vengeance. Du castrat Clementin Hader, créateur du rôle, Steffani sollicite également la virtuosité échevelée qui, comme celle de Farinelli hier, excède les moyens du contre-ténor. Celui-ci se démène comme un beau diable et vient à bout d’un air impossible (« Trà bellici carmi »), mais à quel prix ! Hormis cette performance moins musicale que sportive qui brutalise l’instrument, Philippe Jaroussky signe une composition remarquable, fouillée, très engagée que couronne une lente et difficile scène d’agonie maîtrisée jusque dans les plus infimes nuances.
L’arrogante, la coléreuse Niobé semble appeler les ressources d’un soprano dramatique colorature, seul apte à embrasser sa démesure tout en assumant ses exigences techniques. Les vocalises de Karina Gauvin manquent d’éclat et l’organe n’a pas toujours l’impact souhaité pour exprimer la violence de cette femme, capable de jeter au sol le grand prêtre de Latone, mais la vérité de l’incarnation ne laisse pas de fasciner. Climax de l’ouvrage, son ultime et glaçante aria (« Funeste imagini »), lorsqu’elle découvre le geste fatal de son époux puis apprend le massacre de ses enfants, nous prend à la gorge. Difficile de s’en remettre, a fortiori quand le lieto fine vire au pétard mouillé. Noyé sous les trompettes, l’alto exsangue de Maarten Engeltjes (Creonte), effarant contre-emploi, aura bu le calice jusqu’à la lie. Gageons que Terry Wey le remplace avantageusement dans l’enregistrement qui vient de paraître chez Erato. Heureusement pour les spectateurs, le Boston Early Music Festival Orchestra nous ragaillardit avec la chaconne d’Enrico Leone qui conclut brillamment la soirée.
Ténor un peu court mais d’une rare éloquence, Colin Balzer réussit à tirer son épingle du jeu dans une partie a priori peu gratifiante (Tiberino). A n’en pas douter, des nymphettes moins godiches que Manto ne résisteraient pas à ses manières enjôleuses. Teresa Wakim, excessivement précautionneuse, semble constamment marcher sur des œufs et joue avec nos nerfs, mais cette apparente fragilité souligne la candeur virginale de la jeune fille. A en croire ses admirateurs, Agostino Steffani serait le chaînon manquant entre Cavalli et Haendel. Certes, il privilégie la forme brève, mais ses airs ne possèdent ni la vivacité ni la puissance expressive de ceux de son illustre aîné et il peine surtout à renouveler cette figure emblématique de l’opéra vénitien qu’est la nourrice : Nerea fait tapisserie et n’aligne que des tirades éculées, mais José Lemos cabotine juste ce qu’il faut pour mettre le public dans sa poche. S’il n’a pas le métal sombre ni la projection de Christian Immler (Tiresia), a priori plus indiqués pour le magicien Poliferno, le baryton très homogène de Jesse Blumberg a pour lui la souplesse et la vaillance qui feraient très probablement défaut à son aîné dans la bravoure. Quant à la morbidezza mélancolique d’Aaron Sheehan, elle sied au docile et pâle Clearte, amoureux transi de la reine qui l’instrumentalise sans vergogne.