Guillaume Tell mis en scène par Graham Vick à Pesaro l’année dernière, nous avait déçu. Sa reprise par Lorenzo Nencini au Teatro Comunale de Bologne confirme l’impression laissée par une production dont l’inégalité – pour ne pas dire le manque – d’inspiration apparaît à la revoyure flagrante. Nous ne reviendrons pas sur un parti-pris illustratif qui ne remplit pas son office. Le feu misérable allumé par Jemmy sur une petite table mieux adaptée à Manon de Massenet qu’au dernier opéra de Rossini ? Il s’agit de l’incendie de la maison de Guillaume Tell, signal de la rébellion finale. Ces vagues déchaînées, avec en ombre chinoise des silhouettes agitant des armes ? La tempête bien sûr, si mouvementée que le lac en devient océan. Les chevaux que les insurgés abattent puis amassent comme des troncs d’arbres ? Joker ! Sur ce coup-là, on donne sa langue au chat ! Plus embarrassant, d’une salle à l’autre – des Arènes de l’Adriatique où quelle que soit la place l’œil embrasse la totalité de la scène, au théâtre à l’italienne de Bologne – le dispositif révèle de nouveaux défauts, comme celui de priver les fauteuils côté jardin d’une partie du spectacle. Surtout l’absence au sein de ce dispositif d’éléments réflecteurs nuit à la projection des voix. Comment expliquer sinon cette acoustique lointaine dont une direction d’orchestre exemplaire parvient heureusement à maintenir le fragile équilibre.
Tant de moyens déployés – la richesse des costumes, l’escalier monumental, une chorégraphie élaborée – ferait crier au gâchis si une étincelle d’intelligence ne venait de temps à autre zébrer d’un éclair sémantique la nuit scénographique. Mecthal que l’on moleste sauvagement, Jemmy gravissant seul l’escalier sur l’hymne à la liberté, la lutte sociale autant que nationale entre l’oppresseur germanique et l’opprimé helvète, laissent entrevoir les directions qu’aurait pu prendre cette mise en scène, si elle avait été davantage fouillée. Oui mais voilà, tel que représenté ici, dans sa quasi intégralité (par rapport à Pesaro, il ne manque que l’air de Jemmy), Guillaume Tell peut parfois sembler long. Faut-il remettre en cause un ouvrage dont la durée avoisine les cinq heures et dont l’usage immodéré de chœurs et de ballets dilue le propos dramatique ? Peut-être, même si Michele Mariotti parvient à réduire la longueur des tunnels. Le nouveau directeur du Teatro Communale, ovationné à l’issue du spectacle, est tombé dans Rossini quand il était petit – son père est le fondateur et le surintendant du festival de Pesaro. L’Orchestre donne parfois des signes de faiblesse, le chœur souffre de quelques décalages mais sa lecture, haletante, est de celle qui sait souligner la dimension symphonique de la musique sans en gommer l’aspect vocal. Le choix de la version originale, chantée en français, reste l’écueil principal lorsque, comme ici, la totalité des interprètes, à l’exception de Michael Spyres, s’avère incapable de prononcer correctement notre langue. Quelle envergure donner aux récitatifs s’ils ne sont portés par un art de la déclamation inhérent au genre ? Opter, comme à Turin en mai dernier, pour la version italienne aurait évité la déception matinée d’irritation que ne peut manquer de ressentir le spectateur francophone devant ce rendez-vous manqué.
© Rocco Casaluci
Car Carlos Alvarez bougonne son Guillaume mais le chant, de bronze, possède ce mélange de noblesse et de bravoure qui est l’apanage des héros. Même dépourvu de sens, « Reste immobile » réussit à se teinter d’émotion. Le soprano de Yolanda Auyanet peut sembler léger. On aime Mathilde plus pulpeuse. A défaut d’expression, la précision n’est jamais prise en défaut et son deuxième air « Pour notre amour plus d’espérance » est intelligemment varié. De même, tous les autres rôles, s’ils chantent un sabir très éloigné de la langue d’Etienne de Jouy et Hippolyte Bis, les librettistes, correspondent au moule vocal de leur partition : qu’il s’agisse du Walter ombrageux de Simon Orfila noircissant de sa voix de basse les contours du trio patriotique, du pêcheur de Giorgio Misseri, tenorino dont la pleutrerie rend a posteriori amer un « Accours dans ma nacelle » dressé sur ses ergots, du Melcthal de Simone Alberghini, raide comme l’impose sa dignité de père et d’ancien, d’Enkelejda Shkoza dont le mezzo épais tire Hedwige vers la mama italienne. Après tout, pourquoi pas ? Gessler dépravé, Luca Tittoto confirme par son engagement tout le bien que l’on avait pensé de son roi dans Ariodante à Aix-en-Provence en juillet dernier. Musetta à l’Opéra de Paris le mois prochain, Mariangela Sicilia se glisse avec autant d’aisance que de vaillance dans les culottes courtes d’un Jemmy entêté qui, par sa présence vocale et scénique, se trouve projeté au premier plan. Il n’y a chez cette jeune soprano aucune de ces acidités qui peuvent rendre le fils Tell insupportable mais au contraire, une ardeur limpide et une vivacité de bon augure pour la suite de sa carrière. Les ensembles, nombreux, doivent beaucoup aux aigus qu’elle décoche.
Michael Spyres garde cependant l’avantage, ne serait-ce qu’en raison de la clarté de sa diction. Mais il y a plus. Dans cette partition monumentale et historique, les oreilles convergent inévitablement vers le rôle d’Arnold dont l’écriture héroïque engendra le ténor romantique. Depuis que Duprez, galvanisé par la partition, en couronna les éclats de notes émises en voix de poitrine, au grand dam de Rossini, les options interprétatives sont plurielles et le débat ouvert. Quel parti prendre, celui d’un Arnold interprété comme lors de la création de l’œuvre ou celui, plus musclé, qu’a fini par imposer la tradition ? Dans la continuité de son hommage à Adolphe Nourrit à Baden Baden cet été (et bientôt en CD), Spyres choisit de revenir aux origines. L’option laissera sur leur faim les partisans d’un « Amis, secondez ma vengeance » en forme d’uppercut. La cabalette perd inévitablement de son esprit guerrier lorsque les ut ne sont plus assénés en force. D’autant que la fatigue n’est pas étrangère à leur défaut d’impact. Paradoxalement, le ténor rend les armes au moment où il les brandit. Mais tout le reste est d’une beauté supérieure surlignée donc par l’élégance du parti pris, par le souci de la prosodie mais aussi par la couleur donnée à chaque note en symbiose avec le texte. La composition scénique frappe aussi par sa justesse. Ce courage timide devant Mathilde, cette gaucherie secouée d’élans chevaleresques, cette tendre maladresse puis, une fois le père mort, la maturité, le remords et l’ardeur toujours présente, coupent court à toute interrogation philologique. S’il y a un Arnold aujourd’hui, c’est lui.