Une pluie de feuilles mortes en guise de campagne : dès le début d’Eugène Onéguine, Robert Carsen réduit à l’essentiel le décor. Comme à son habitude, il choisit quelques éléments symboliques et des costumes élaborés avec finesse par Michael Levine afin de guider le spectateur. En témoignent les robes à imprimé bon marché du premier bal contrastant avec les luxueuses étoffes de celui du troisième acte : Tatiana est devenue princesse.
De manière générale, Carsen emprunte, comme à son habitude, à la grammaire cinématographique afin d’isoler certains personnages et de nous livrer leurs émotions. Il obtient cette focalisation du spectateur en créant des « gros plans ». Ainsi, durant le bal de l’acte III, Tatiana prend rapidement congé d’Onéguine afin de cacher son trouble. La scène s’assombrit et Onéguine, isolé des invités par une rangée de fauteuils, réalise qu’il est amoureux : un projecteur abat alors sa lumière sur lui. Lorsque la danse reprend la scène entière est à nouveau illuminée : on passe ainsi très habilement de gros plans à des plans d’ensemble, procédés qui témoignent de la sensibilité du metteur en scène à la dramaturgie musicale. Quelle déception, dès lors, que ce rideau qui ne tombe pas à la fin du deuxième acte ! Le cadavre de Lenski est enlevé par des porteurs, tandis qu’Onéguine fait sa toilette et que la mise en place de la salle de bal a commencé. Quelle maladresse ! Alors qu’entre les deux actes s’écoulent quelques années qu’Onéguine remplit par des voyages… Pourquoi utiliser comme support funèbre la polonaise joyeuse qui résonne pour nous annoncer le bal ? On peut aussi s’interroger sur la pertinence de la présentation de l’histoire en flash-back (Onéguine, sur l’introduction, relisait la lettre de Tatiana). Associé aux effets de focalisation sur les émotions de certains personnages, ce procédé tire Eugène Onéguine vers le tragique, et donc, bien loin de l’ironie du roman de Pouchkine. Certes, on a souvent dit que Tchaïkovski avait gommé cette dimension lors de l’adaptation, mais c’est une erreur : l’ironie est bien présente dans la musique. Rappelons par exemple l’entrée des deux dandys dans la maison de campagne des Larine sur une musique courtoise hautement exagérée à l’orchestre…
© Carole Parodi
Eugène Onéguine était destiné aux étudiants du Conservatoire de Moscou, qui ont créé l’œuvre en 1879. La distribution réunie par le Grand Théâtre de Genève est également formée de jeunes chanteurs, épaulés par des solistes reconnus comme Doris Lamprecht, une Madame Larine impeccable. Dans l’ensemble, et sans que les interprètes soient inoubliables, le plateau vocal est de bonne tenue. Michael Nagy campe un bel Onéguine, bien que son timbre manque de chaleur. On peut regretter que la direction d’acteurs n’ait pas été plus soignée, comme pour la Tatiana surjouée de Maija Kovalevska. Heureusement, la nourrice de Stefania Toczyska est parfaite tant vocalement que scéniquement. L’Olga ingénue d’Irina Shishkova, d’une fraîcheur vocale agréable, manque malheureusement de soutien dans les graves. Une mention particulière à Edgaras Montvidas (Lenski) qui livre une touchante interprétation de son air et à Vitalij Kowaljow dont la voix chaude sert à merveille le Prince Grémine. Le Triquet charmant et ampoulé de Raúl Giménez est une réussite, et ce, en dépit d’un accompagnement orchestral erratique. Et c’est là que se trouve le vrai point faible de la soirée : la direction floue de Michail Jurowski conduit à de trop nombreux décalages et l’Orchestre de la Suisse Romande joue nettement en dessous de la qualité à laquelle l’ensemble helvétique nous a habitué. Reste donc cette mise en scène très belle visuellement, dont les feuilles mortes se graveront dans la mémoire du spectateur…