Quel bonheur d’assister à un spectacle qui ne se contente pas d’une illustration paresseuse de l’œuvre ! Il ne serait que trop facile de situer Owen Wingrave, opéra pacifiste inspiré d’un récit fantastique, dans quelque décor unique de vieux manoir, où les personnages se contenteraient d’entrer et sortir. Heureusement, la production nanciéenne nous offre infiniment mieux que cela, et Marie-Eve Signeyrole trouve là l’occasion de signer une mise en scène admirablement réussie. La stupéfiante scénographie conçue par Fabien Teigné, toujours mobile et constamment renouvelée, est une véritable machine à broyer les âmes qui finira par avoir raison du héros : la galerie de portraits y est remplacée par un palais des miroirs tournant, habité de figurants en tenue militaire, hommage au praxinoscope, ancêtre du cinéma. Car de ses origines télévisuelles Owen Wingrave tient une fluidité narrative qui suppose le passage instantané d’un lieu à l’autre, voire la simultanéité des actions. Le caractère filmique de l’œuvre est ici reflété par la multiplicité des projections et des mouvements, et les différents espaces ainsi ménagés permettent toutes sortes d’échos et de correspondances. Si la référence à l’exploitation pétrolière paraît un peu plaquée sur l’œuvre – mais cohérente dans sa dénonciation du complexe militaro-industriel –, elle se traduit par de fort belles images et inspire l’aspect même de la structure du décor ; quant à la référence à l’homosexualité (et à l’homophobie, avec cette image de passage à tabac dans les douches pendant la scène 1), elle est légitime compte tenu de la prégnance de ce thème dans l’ensemble de l’œuvre de Britten, et permet d’étoffer le personnage de Coyle, qui acquiert ainsi une relation avec Owen comparable à celle du capitaine Vere avec Billy Budd. Les costumes de Yashi oscillent entre les années 1900 et les années 1940, et transforment le général en sosie de Henry James – auteur de la nouvelle adaptée par Myfanwy Piper, également librettiste du Tour d’écrou – auquel une trépanation sauvage aurait imposé le port d’une plaque métallique sur la tempe droite. Les lumières subtiles de Philippe Berthomé ont elles aussi leur part dans la réussite de ce spectacle.
© Opéra national de Lorraine
Musicalement, c’est aussi la fête. Bien que longtemps négligé, Owen Wingrave connaît depuis quelque temps un regain d’intérêt (voir notre brève) et ce n’est que justice, car dans ce qui devait être son avant-dernier opéra, Britten se révèle en pleine possession de ses moyens : il sait admirablement maintenir l’intérêt en éveil, sans aucun temps mort, et surtout il savait écrire pour les voix ! Ryan McAdams tient avec la baguette avec rigueur et tire le meilleur de l’Orchestre symphonique et lyrique d Nancy. Comme il l’avait fait pour The Importance of Being Earnest, l’Opéra national de Lorrain a réuni une distribution entièrement anglophone, dans laquelle on retrouve quelques noms familiers, à commencer par celui de Chad Shelton, applaudi en Candide de Bernstein la saison dernière. Il est cette fois un Lechmere au timbre clair et limpide, qui se distingue bien de l’autre ténor, celle de Mark Le Brocq, plus dramatique dans un rôle créé par Peter Pears. Dans le rôle-titre, Ashley Riches offre une voix baryton à la fois dense et juvénile, et l’acteur sait faire partager les tourments de son personnage. Coyle filiforme et plus jeune qu’on ne l’imagine, Allen Boxer se montre tout aussi convaincant. Quant aux dames, elles brillent particulièrement, à commencer par l’excellente Katherine Broderick, à la voix ample et sonore, aux graves riches et dotée d’un grain tout à fait personnel. Kitty Whately réussit l’exploit de donner une voix charmante à un personnage antipathique, et Orla Boylan, d’abord un peu couverte par l’orchestre dans le bas de la tessiture, compose une Miss Wingrave impressionnante bien qu’un peu moins monstrueuse que de coutume. Avec un rôle moins porteur, Judith Howarth complète harmonieusement cet ensemble, auquel il faut adjoindre les voix très pures – et justes ! – du Chœur d’enfants du Conservatoire régional. Et l’on n’oubliera pas les figurants : la chorégraphe et danseuse Danielle Gabou, la fascinante servante muette de Miss Wingrave, les différents enfants qui campent Owen et Lechmere dix ans avant, et les militaires inquiétants qui accablent le héros.