Y-a-t-il une Elektra possible après celle de Patrice Chéreau au Festival d’Aix en 2013 ? La mise en scène insatisfaisante de Robert Carsen quelques mois plus tard à La Bastille rendait la question légitime. Dans le rôle-titre, Iréne Theorin laissait public et critique de marbre. Inexplicablement ? A Anvers, une salle à échelle humaine aide à réaliser l’erreur que nous aurions pu commettre si nous avions limité notre avis à cette seule expérience parisienne. Une écriture paroxystique ne signifie pas forcément absence de nuances. Dès les premières notes, un « allein » amer que Theorin laisse tomber dans un souffle, on pressent que la fille d’Agamemnon ne se satisfera pas, comme trop de ses consœurs, de bombarder des notes au-dessus d’un orchestre tonitruant.
Dévasté, le décor de Patrick Bannwart et Maria Wolgast s’inscrit, lui, dans une certaine tradition. La cour du palais est une vaste citerne aux murs rougis de sang et salis de graffitis que des bougies votives au sol font mausolée. Les servantes, courbées, s’admonestent en s’efforçant d’effacer des tâches indélébiles. Un lit d’enfant et des jouets au sol suggèrent la chambre d’une Elektra qui aurait refusé de grandir, interrompue dans sa marche vers l’âge adulte par le meurtre sanglant du père. Enfance et vengeance, voilà donc le fil choisi pour conduire un récit névrotique, « entre le jour et la nuit, la lumière et l’obscurité » selon Hofmannsthal lui-même. Ce fil conducteur favorise quelques partis-pris originaux qui ne vont pas à l’encontre du livret, même s’ils s’en écartent. Ainsi ce geste de tendresse qu’esquisse Elektra vers sa mère retrouvée. Ainsi cette image d’Orest et sa sœur, assis chacun sur leur petite chaise d’enfant, redevenus complices, comme autrefois. Mais au contraire de ces metteurs en scène qui se crispent sur leur idée de départ jusqu’à en oublier le propos de l’œuvre, David Bösch ne perd jamais de vue théâtre et musique, ensemble conjugués. La mise en scène tient d’ailleurs du ballet dans le dessin de ses mouvements, précisément calculés sans qu’ils apparaissent artificiels. Les scènes se succèdent, haletantes, complaisantes parfois – le seau de sang dont Elektra se badigeonne le corsage, l’apparition gore de Klytämnestra avec des animaux dépecés qui tombent des cintres – mais toujours justes. Comme chez Chéreau, Elektra ne meurt pas. On n’en dira pas plus pour ne pas nuire au suspens que David Bösch réussit à installer tout au long des deux heures que dure l’opéra. Est-il permis de blasphémer ? Cette approche freudienne d’un ouvrage créé à Vienne au début du siècle nous a paru aussi pertinente que celle de Chéreau.
Ausrine Stundyte (Chrysothemis), Irène Theorin (Elektra) © Annemie Augustijns
Évidemment, la direction de Dmitri Jurowski, implacable, et l’interprétation d’Irene Theorin comptent pour beaucoup dans l’émotion qui pousse le parterre à se lever dès les dernières mesures, avant même que les saluts n’aient commencé. Cette interprétation repose, on l’a dit, sur le jeu de contrastes propre à l’œuvre, une alternance de ton et de volume qu’autorise une voix vif-argent dont l’abus de rôles dramatiques n’a altéré ni la solidité, ni le pouvoir de séduction. Le chant peut au choix frapper, trancher d’un coup sec ou s’épancher avec une subtilité déconcertante qui aide à réaliser la filiation existant entre Elektra et d’autres héroïnes straussiennes plus raffinées : la Maréchale, la Comtesse…
Comparativement, Chrysothemis a l’aigu moins effilé. Mais Ausrine Stundyte, révélée sur cette même scène la saison dernière par une Lady Macbeth de Mtsensk jusqu’au-boutiste, est une de ces sopranos incendiaires qui embrase tout ce qu’elle chante. Renée Morloc veut Klytämnestra monstrueuse sans excès, ainsi que l’autorisent une voix naturellement grave et l’expérience d’un rôle fétiche déjà interprété dans neuf productions différentes. La noire beauté du timbre de Károly Szemerédy apporte à l’hystérie sonore un contrepoint réconfortant. Conformément au parti-pris scénique, Orest a moins d’assurance qu’il n’y paraît au premier abord. Sa confrontation avec l’Elektra insatiable d’Irene Theorin en révèle les failles sans qu’il soit possible de déterminer s’il s’agit ou non d’un choix interprétatif.
Autre artisan de cette formidable réussite, Dmitri Jurowski continue spectacle après spectacle d’améliorer la qualité d’un orchestre dont il est le chef principal depuis 2011. Les accords liminaires scandent moins forts que d’autre fois le nom d’Agamemnon mais la précision du discours musical n’est jamais prise en défaut. Pas plus que ne sont négligés les innombrables détails instrumentaux, surlignées les courbes mélodiques qui rendent cette musique moins intraitable et maintenue une tension dont seuls les soubresauts finaux de l’orchestre relâchent l’étreinte.
Plusieurs représentations sont encore prévues à Anvers les 16, 18, 19 septembre et à Gand du 27 septembre au 3 octobre*. Thalys met ces deux villes à deux heures de Paris, sans parler de Bruxelles. Comme aurait dit Patrice Chéreau, ceux qui aiment Elektra prendront le train.
* Deux distributions sont proposées en alternance. Plus d’informations sur le site de l’Opera Vlaanderen