Si à Cana la meilleure cuvée fut servie la dernière, on n’en dira pas autant du Viaggio a Reims reproposé en version scénique après la superbe version de concert donnée les 10 et 12 juillet derniers. A l’exception de Bruno Pratico, qui s’amuse à camper un Trombonok aussi goulu de boissons fortes que de musique, et de Sofia Mchedlishvili, à nouveau Folleville, la distribution est nouvelle et composée d’élèves de l’Académie distribués cette fois dans les rôles principaux. On est en somme dans la situation du Festival des jeunes de Pesaro, et comme sur la rive de l’Adriatique, comme dans toute promotion « rossinienne », le bon et le moins bon se côtoient.
Conçu par Jochen Schönleber, surintendant qui s’affirme de plus en plus metteur en scène, le spectacle commence comme La vie parisienne de Laurent Pelly, par l’arrivée des voyageurs, prétexte à un défilé qui permet de les caractériser par leurs costumes – signés Claudia Möbius – au moins en principe. Déjà on devine un parti-pris : amuser par l’extravagance ou les clins d’œil au monde des magazines people et de la télévision. Or leurs vedettes sont souvent dépourvues de la distinction aristocratique des personnages du Viaggio a Reims. Il s’en suit qu’à la drôlerie intrinsèque de l’œuvre, née de la subtilité du rapport établi par la musique entre texte, personnages et situations, se superpose un comique essentiellement visuel, entre références codées au monde contemporain et recours aux gags les plus éprouvés. Sans doute dira-t-on que c’est normal pour un spectacle. Mais la chute de Belfiore dans les roses est-elle encore amusante, quand on l’a vue venir de si loin ? Il est vrai que nos voisins appréciaient…. Les contrôles de sécurité sont effectués dans le décor minimaliste mais fonctionnel de Robert Schrag sous l’œil qu’on devine torve de gardes-barbouzes et dans l’indifférence de techniciennes de surface en rien stakhanovistes, au milieu d’un ballet d’hôtesses en uniforme et perruques fluo. Cette animation va peu ou prou durer jusqu’à la scène finale, où les strophes de Corinna auront la vertu ( ?) d’immobiliser le groupe dans une torpeur profonde. Jochen Schönleber peuple inlassablement l’arrière-plan des solistes de saynètes à vocation comique (Modestina et Zefirino allant s’en jeter un en douce à l’invitation de Trombonok) et réaliste (ces va-et-vient correspondent à la vie d’une résidence hôtelière). Autant on admire ce savoir-faire, d’année en année plus affirmé, autant on s’interroge sur le bien-fondé de détourner de l’essentiel, qui se passe au premier plan. Reste que, même si on n’apprécie pas le parti pris, il est mené à bien de bout en bout, et de ce point de vue c’est une réussite.
Don Prudenzio, la comtesse de Folleville, Maddalena, Trombonok © Patrick Pfeiffer
Musicalement, le compte y est, même si parfois le discours est suspendu le temps d’un gag. L’orchestre des Virtuosi Brunensis et Antonino Fogliani rééditent leur belle interprétation, les musiciens toujours plus libres et déliés, le chef attentif à soutenir le plateau et à adapter ses tempi aux impératifs scéniques et aux moyens des chanteurs. Le résultat n’est certes pas aussi exaltant que lors du concert, car l’acoustique de la Trinkhalle, dépourvue de fosse, n’est pas flatteuse, mais c’est incontestablement une direction brillante. C’est vocalement que, bien qu’on s’en défende, il est difficile d’oublier la première distribution. Passant de Delia à Corinna Guiomar Canto ne séduit guère, avec une voix petite, un fort vibrato et une allure d’une prudence excessive. Olesya Chuprinova, Maddalena pétulante en concert, flotte un peu en Melibea, car sa voix claire où passe parfois un reflet slave manque de poids. Sofia Mchedlishvili a heureusement corrigé les stridences qui avaient gâché pour nous la deuxième partie de l’air du chapeau, mais le comique du personnage, qui devrait être parodique, est ici celui d’une caricature échappée d’une téléréalité. Anna Lisa D’Agosto déçoit en Madama Cortese, par un excès d’acidité et un défaut de justesse et d’agilité. En revanche Artavazd Sargsyan, remarqué l’an dernier dans Le Châlet, se confirme comme une valeur sûre dans le rôle de Belfiore ; peut-être lui manque-t-il un rien de facilité, mais ce qu’il donne à entendre et à voir, car sa tenue en scène est parfaite, est de premier ordre. Peu de chose à critiquer du Libenskof de Carlos Cardoso…si ce n’est que venant après celle de Maxim Mironov, qui l’avait précédé en concert, sa prestation reste en deçà de la prouesse de ce dernier, tant pour le haut du registre que pour les variations, tout en étant fort honorable. Cantonné en concert au rôle de Don Prudenzio, Baurzhan Anderzhanov prend sa revanche en Lord Sidney, où sa voix profonde peut donner sa mesure. Gageons qu’il eût été encore plus étonnant s’il n’avait chanté la veille Berengario dans Adelaide di Borgogna ; petit regret, mais cela regarde peut-être le metteur en scène, ce milord est bien peu aristocratique ! Du majordome Antonio Luca Somoza Osterc passe à Don Profondo ; c’est une gageure, car il semble vocalement sous dimensionné pour les exigences du rôle. A nouveau Trombonok, Bruno Pratico semble avoir trouvé un second souffle, et grâce à la mise en scène qui trouve des solutions pour lui faciliter la vie, il exploite sa veine comique dont le succès ne se dément pas. Matija Meic enfin prête à Don Alvar un organe généreux mais peut-être légèrement éprouvé par sa prestation de la mi-journée et dont l’émission est d’abord en arrière. Le reste de la distribution n »appelle ni le blâme ni l’éloge.
La variété des costumes, la fantaisie de certains, leurs couleurs, contribuent à l’animation du plateau, ainsi que la chorégraphie, fort peu inspirée à notre avis, de Bronislav Rosnos, qui fait danser des paysans en costume pseudo-folklorique et coiffés d’une collection de casques militaires peut-être en clin d’œil à la commémoration du centenaire de la première guerre mondiale. Même les lumières de Kai Luczak contribuent à l’animation, par exemple au premier acte dans le sextuor Cortese, Trombonok, Melibea, Alvaro, Libenskof, Don Profondo, où elles tournoient sur le rythme tourbillonnant de la musique. Peut-être aurions-nous dû nous laisser emporter ? En tout cas la vigueur et la durée interminable des applaudissements au final, provoquant d’innombrables saluts, prouvent que les spectateurs, venus en foule, ont été ravis du voyage.