Bouquet final pour le Festival Rossini de Bad Wildbad où sont enchaînés Adelaide di Borgogna et Il viaggio a Reims en version scénique avant le rarissime Tebaldo e Isolina, d’un compositeur aujourd’hui oublié mais fort en vogue dans la décennie 1820, Francesco Morlacchi. La version d’Adélaide a été établie pour la circonstance par Florian Bauer d’après le manuscrit de la Bibliothèque Nationale de Paris, et hormis la place de l’air d’Eurice, que l’édition critique de Pesaro place au deuxième acte et ici placé au premier, ne diffère guère de celle-ci.
Adelaide di Borgogna appartient à ce courant « moyenâgeux » à la mode au début du XIXe siècle qui s’inspire de la littérature ancienne ou de l’histoire lointaine, en l’espèce celle d’Adelaide, la veuve de Lotaire, roi d’Italie. Son meurtrier présumé, Berengario, veut la contraindre à épouser son fils Adalberto pour se rendre maître du royaume. Pour leur échapper elle se réfugie dans une forteresse où elle est assiégée. Elle demande alors à l’empereur Ottone sa protection. Au terme de péripéties contrastées, les méchants usurpateurs seront vaincus, le droit sera restauré et Adélaide épousera Ottone.
La composition musicale épouse la succession des scènes d’affrontement, en public ou en privé, souvent préparées ou commentées par le choeur, et les scènes d’effusion entre Ottone et Adelaide, intimes ou triomphales, et se modèle sur le rythme des entrées selon qu’ elles sont martiales, majestueuses ou joyeuses. La musique en fait est si suggestive qu’elle n’en souligne que plus évidemment les carences de la conception scénique. Sans doute faut-il rappeler les contraintes subies, l’exiguïté du plateau et des dégagements, et celle des moyens financiers disponibles qui limitent drastiquement la figuration. Mais il semble surtout que l’imagination ait fait défaut à Antonio Petris, responsable de la mise en scène, des décors et des costumes et artisan d’une transposition « contemporaine » dont on peine à voir l’utilité si ce n’est celui d’un « réalisme » hors du propos rossinien. En remplissant la scène par une accumulation de mobilier premier prix il s’interdit toute possibilité d’esquisser seulement un défilé ou un cortège. Le comble sera atteint lors d’une bataille de chaises, aussi inefficace que ridicule. Il y avait pourtant matière, avec le lit central ; devenu couche nuptiale à la fin pourquoi n’est-il pas exploité en couche funèbre au début ? Gageons qu’une majorité de spectateurs a pour le moins été déconcertée par le tableau d’ouverture, où des soldats torse nu semblent faire l’objet d’attentions ambiguës de la part de dames aux tenues sévères. Il n’est pas sûr que les projections vidéo aient éclairci la situation, car les mêmes éléments du chœur doivent représenter des camps ennemis et leurs costumes composites nous ont semblé saugrenus plus qu’explicites. Relevons malgré tout une sensibilité au texte qui a probablement inspiré par moments la direction d’acteurs, et la volonté de donner du sens à ce conflit pour le pouvoir en faisant d’Adelaïde une chrétienne fervente persécutée par des êtres manifestement sataniques. D’où probablement les éclairages dans les deux dernières scènes, où Kai Luczak utilise la lumière rouge pour révéler le côté diabolique de Berengario et de son fils, avant de les faire apparaître, blafards, morts en sursis promis à la damnation, d’un effet Grand Guignol garanti.
Gheorghe Vlad (Adelberto) et Margarita Gritskova (Ottone) © Patrick Pfeiffer
Par bonheur l’interprétation vocale et musicale aide à surmonter la déception, voire l’agacement nés du spectacle. Les chœurs masculins et féminins de la Camerata Bach de Posen sont musicaux et homogènes, Yasushi Watanabe et Cornelius Lewenberg remplissent efficacement leurs rôles secondaires, et Miriam Zubieta prête sa sensibilité à Eurice en tirant le meilleur parti de son air unique. Le ténor Gheorghe Vlad incarne avec fougue le jeune Adalberto, mélange de fatuité et de candeur, et s’acquitte avec les honneurs des agilités qui lui sont dévolues, en particulier dans son duo avec Adelaide où il ose crânement les varier. Berengario échoit à Baurzhan Anderzhanov, Don Prudenzio remarqué dans Il viaggio a Reims en version de concert ; sa voix profonde trouve ici l’occasion de déployer son ampleur et son agilité, et il sait trouver les accents qui caractérisent le personnage, sans jamais outrer ses moyens. Ekaterina Sadovnika est la malheureuse en butte à ses manœuvres ; la voix est assez lyrique pour exprimer la douleur, le tempérament suffisant pour trouver les accents de révolte ou de mépris, l’agilité et la projection sont bonnes, de quoi regretter encore plus vivement les brèves stridences perceptibles dans l’extrême aigu. Non moins remarquable sa partenaire dans le rôle d’Ottone, Margareta Gritskova. Quelques notes graves excessivement poitrinées, quelques voyelles accentuées plus slaves qu’italiennes, mais cette jeune chanteuse a bien des atouts : la voix est homogène, corsée, très longue, agile, l’engagement assez fort pour lui donner le mordant nécessaire et la sensibilité assez vive pour émouvoir dans les échanges amoureux. Son air final, pendant du rondo d’Adélaïde, est un feu d’artifice qui soulève le public. Les ovations seront nombreuses du reste pour l’ensemble des chanteurs, ainsi que pour les musiciens de l’ensemble Virtuosi Brunensis et Luciano Acocella qui les dirigeait, et c’était justice. Cette première collaboration semble s’être déroulée au mieux, à en juger par la qualité de la prestation d’ensemble et plus particulièrement de celle des bois et des cuivres. Le spectacle a été enregistré et filmé ; la qualité théâtrale étant ce qu’elle est, on peut du moins se réjouir qu’un témoignage conserve la trace d’une exécution vocale et musicale mémorable, nouveau motif de fierté pour Bad Wildbad.