Directeur musical du Verbier Festival Orchestra depuis 2008, Charles Dutoit aime à « faire découvrir aux jeunes venus du monde entier un grand répertoire orchestral et notamment français ». Après Pelléas et Mélisande de Debussy en 2011, il a « insisté » auprès de Martin Engstroem, fondateur et Directeur général du Festival de Verbier, pour programmer un des chefs-d’œuvre de la musique romantique française, La Damnation de Faust d’Hector Berlioz, « parce que c’est une œuvre opératique, qui n’est pas un opéra, mais opératique, dont la partie d’orchestre est très complexe, très brillante, très subtile, très sensible. C’est une œuvre majeure ». Nous ne pouvons que l’en remercier.
Berlioz est l’auteur d’un célèbre Traité d’instrumentation et d’orchestration, qui influença tant ses contemporains que ses successeurs, et dont la version originale date de la même époque (1843) que La Damnation. En ouverture du premier chapitre, il définit l’art de l’instrumentation comme « l’emploi de ces divers éléments sonores [instruments à cordes, à vent et à percussion] et leur application soit à colorer la mélodie, l’harmonie et le rythme, soit à produire des impressions sui generis (motivées ou non par une intention expressive) indépendantes de tout concours des trois autres grandes puissances musicales ». Charles Dutoit a indéniablement, dans sa lecture et sa direction limpides de La Damnation, intégré ce précepte qu’il fait sien. La précision et la netteté dans le jeu des jeunes et talentueux musiciens du Verbier Festival Orchestra révèlent la richesse de l’orchestration, figurative et emplie de couleurs, et de l’écriture polyphonique. La même constatation s’impose à l’égard du chœur masculin, davantage qu’à son équivalent féminin (en comparaison, plus confus), mémorable dans le Chœur des buveurs et celui des soldats. Dès que nous fermions les yeux, nous étions envahis par une succession ininterrompue d’images, certes favorisée par une mémoire collective abreuvée à la musique de film, qui ont fourni à cette légende dramatique un théâtre et des décors superbes que jalouseraient nombre de productions opératiques. Les bosquets et prairies du bord de l’Elbe appartiennent à un monde merveilleux et tranquille, peuplé d’oiseaux timides, de gnomes et de sylphes dont le chant hypnotise tout au long d’une berceuse magistralement relayée par l’orchestre; le Menuet des virevoltants follets ressuscite la magie d’Harry Potter. Dans la Course à l’abîme, le galop de l’orchestre est contrarié par le prémonitoire et pesant « Sancta Maria » des paysans, et l’entrelacs des deux est à vous couper le souffle. Le thème de Marguerite ne fut jamais plus envoûtant, langoureux et énigmatique par la parfaite exécution de son chromatisme si significatif. Peu de chefs et de phalanges professionnels peuvent s’enorgueillir d’avoir obtenu un tel résultat.
Les immenses et nombreuses qualités de l’orchestre mettent en évidence la relative pauvreté interprétative des solistes, qui paraissent indifférents à l’écrin somptueux que celui-ci leur offre et dont ils auraient eu raison de s’inspirer pour prétendre à la perfection. Nonobstant leur diction remarquable, nous ne pouvons nous empêcher de questionner leur compréhension du texte, manifestement épisodique. Charles Castronovo, débarqué deux jours auparavant de Covent Garden, au beau milieu de la nuit, pour remplacer au pied levé Ramon Vargas, nous avait confié lors de son interview réalisée la veille, être fatigué. Il n’a plus chanté La Damnation sur scène depuis 2013. Compte tenu de ce contexte, les observations qui suivent sont certainement à considérer avec indulgence. Nous avons effectivement entendu un artiste en légère méforme : la voix manque de projection et d’éclat mais reste solide avec un timbre qui s’est considérablement assombri au fil des années, qui enrichit et renforce le caractère dramatique de son personnage – un très bon emploi donc pour le ténor américain, avec du repos et une bonne préparation. La majorité de sa partition se cantonne dans le medium, et c’est heureux car les aigus trahissent l’effort; ceux du duo d’amour de la scène 13 – deux piani – furent à moitié réussis, le premier étant à la limite de l’inélégance et le second largement raboté. Son Faust navigue uniquement entre héroïsme volontaire, très énergique voire coléreux, et passion dévastatrice, en mezza-voce. En dehors de ces deux affects, aucune subtile variation n’est apportée, ce qui est particulièrement regrettable pour les deux premières parties dans lesquelles la lamentation du docteur face à son ennui accablant rencontre trop rarement la juste expression. Au début de la troisième partie, lorsque Faust découvre la chambre de sa bien-aimée, le chant ne traduit ni le bonheur ni la joie, au contraire de l’orchestre à la sonorité douce et gracile.
Le timbre clair de Ruxandra Donose est celui d’une soprano, et confère à sa Marguerite un charme juvénile et attendrissant très appréciable et apprécié sans toutefois correspondre exactement au personnage – ce n’est pas sans raison que Berlioz a confié son thème à l’alto et non au violon. Par ailleurs, la mezzo ne semble pas pouvoir habiller sa voix de teintes plus obscures lorsque les mots le commandent. Son phrasé reste à peaufiner – certains aigus précédés d’un intervalle important sortent de la ligne et quelques piani sont ravalés. Dans le duo d’amour précédemment évoqué, rien ne se passe : Castronovo et Donose se tiennent comme deux piquets à distance d’un mètre et demi, et n’échangent pas un seul regard – il n’y a ni l’ardeur ni l’ivresse contenues dans le livret.
Willard White a chanté le rôle de Méphisto sur les plus grandes scènes. Son interprétation est étonnement monochromatique puisqu’elle se fonde presque exclusivement sur son autorité naturelle et indiscutable ; dans l’air « Voici des roses », Dutoit le fixe quelques secondes afin de l’encourager à adoucir le ton, ce qu’il fait. Des solistes, il est celui qui porte la plus grande attention au texte et à la ponctuation, qu’il agrémente d’une dimension théâtrale avant de renoncer face au statisme de ses partenaires. La voix, marquée par l’usure du temps, rauque par moments, fait preuve d’un bel abattage.
Avec ce concert, le Festival de Verbier espérait « entrer dans la légende » ; si les solistes avaient davantage écouté et dialogué avec l’orchestre et les choeurs, ce miracle aurait été accompli, et avec quel brio !