La deuxième représentation de Nabucco aux Chorégies d’Orange s’est déroulée sous un ciel dégagé, troublée seulement par le passage bruyant d’un hélicoptère au moment précis de l’ouverture où le thème qui sera plus tard celui du « Va, pensiero » est joué piano par le hautbois et la clarinette. Le chef suspend alors sa battue, observe le ciel, puis reprend au même endroit après avoir salué de la main le départ du bruyant observateur.
Avant le début de l’opéra, le directeur général des Chorégies, Raymond Duffaut, a salué toutes celles et tous ceux qui œuvrent dans l’ombre pour le succès des représentations, et demandé d’écouter avec respect une déclaration des intermittents du spectacle. De sa voix profonde et puissamment timbrée, la basse Nicolas Courjal, dans son majestueux costume de Grand-Prêtre de Baal, a donné lecture de ce texte avec une telle noblesse que les huées et les sifflets qui l’ont brutalement interrompu, après un bon moment d’écoute silencieuse, ne pouvaient que choquer les admirateurs de l’artiste comme les partisans du dialogue. Ouvrant largement les bras, souriant, le chanteur a attendu le retour du silence, puis, après des applaudissements plus fournis que les sifflets, a remercié et repris sa lecture qu’il a terminée en dépit des nouvelles tentatives, bien vaines, pour couvrir sa voix et par la même occasion celle des intermittents du spectacle. Aussi n’a-t-on pas manqué, conformément à l’invitation qui avait été faite (et à laquelle on s’attendait un peu…), de repenser plus tard dans la soirée à ce texte, pendant le Chœur des esclaves, interprété piano dans un recueillement absolu.
Dans la mise en scène de Jean-Paul Scarpitta, une quasi absence de décors, laissant la vedette à la splendeur du mur du théâtre antique, quelques projections vidéo minimalistes de Christophe Aubry et Julien Cano créent des climats mais n’imposent nulle image superfétatoire et laissent libre cours à l’imagination, des costumes simples mais évocateurs, jouant sur les contrastes visibles de loin. Tout est fait pour mettre en valeur la musique et le chant. Hormis quelques mouvements de foule et quelques entrées solennelles ou précipitées, la discrétion de la direction d’acteurs fait penser davantage à un immense oratorio – façon de concevoir Nabucco – qu’à un opéra.
Nabucco, Orange 2014 © Philippe Gromelle
Dans ce lieu habité, à la fois monument et ruine, suffisamment expressif en soi pour exprimer le prestige du temple de Jérusalem autant que sa vulnérabilité, la voix de la basse Dmitry Beloselskiy donne à Zaccaria, le Grand Prêtre des Hébreux, un lyrisme et une ferveur saisissantes, d’une constance inébranlable dans ses différents airs. Ismaele est admirablement servi par la voix souple et homogène du ténor italien Piero Pretti, au timbre de belle couleur qu’accompagnent une diction parfaite et un legato impeccable. Karine Deshayes émeut en Fenena dès le trio du premier acte (« Prode guerrier… Io t’amava »), et surtout dans son air de l’acte IV, lorsqu’elle se prépare à la mort (« Oh, dischiuso è il firmamento »), toute en tension dramatique et en passion contenue.
Nicolas Courjal est un véritable luxe en Grand-Prêtre de Baal, d’une présence scénique et vocale en tous points magistrale. On n’en dira, hélas, pas autant du baryton géorgien George Gagnidze, dépourvu ce soir d’aura dramatique autant que lyrique. Pâle incarnation de Nabucco, parfois à peine audible, il semble affaibli avant même l’intervention de la foudre divine, mais réserve pour les deux derniers actes des accents émouvants où se révèlent enfin, en dépit d’une projection encore insuffisante, les inflexions subtiles de sa voix.
Marie-Adeline Henry en Anna et Luca Lombardo en Abdallo interprètent avec conviction et talent des rôles secondaires, mais dont les titulaires doivent se situer à un niveau de qualité exigeant pour assurer la réussite de l’ensemble, ce qui est bien le cas.
C’est assurément la soprano autrichienne Martina Serafin qui triomphe, remarquable Abigaïlle, tour à tour séduisante, colérique, effrayante puis émouvante, déployant des trésors de nuances vocales, virtuose dans les coloratures, brillante dans les aigus, d’une grande aisance dans les sauts. Dans son cas, parler de pyrotechnie vocale va au-delà de la simple métaphore.
Enfin les parties chantées par les chœurs, si importantes dans cette œuvre, sont magnifiquement servies par la réunion des Chœurs de l’Opéra Grand Avignon, de l’Orchestre National de Montpellier, de l’Opéra de Nice et de l’Opéra de Toulon. L’Orchestre National de Montpellier, sous la direction de Pinchas Steinberg, s’est distingué autant dans les paroxysmes que dans les nuances, dans les tutti que dans les interventions des solistes, faisant entendre de manière neuve bien des passages de cette partition souvent jouée.