Au fil des résurrections, d’Eliogabalo à Elena et, dernière en date, L’Eritrea, c’est véritablement un géant qui sort de l’ombre et un chapitre fondamental de l’histoire de l’opéra qui s’offre à notre découverte. Et si le spectacle qui vient d’être donné à Venise du 8 au 11 juillet consacrait le retour, définitif cette fois, de Cavalli en sa patrie ? Ce qui était encore un rêve hier pourrait bien prendre corps car cette coproduction du Teatro La Fenice et du Venetian Center for Baroque Music démontre que ses compatriotes sont parfaitement capables de le défendre et peuvent rivaliser avec ses meilleurs interprètes.
Difficile d’imaginer cadre plus propice que le Palazzo Ca’ Pesaro, chef-d’œuvre de Baldassare Longhena et siège des musées d’Art moderne et d’Art oriental de Venise, pour un opéra dont l’action se déroule principalement au palais de Sidon (Phénicie). Ses colonnes monumentales se substituent avec bonheur au carton pâte et aux toiles peintes alors que velours, soieries et tapis d’Orient évoquent l’opulence de la cour antique où Giovanni Faustini situe une intrigue politico amoureuse certes extravagante, mais néanmoins lisible. Les divinités, avec leur chant virtuose caractéristique, n’apparaissent que dans le prologue et s’effacent ensuite devant une douzaine de mortels, assoiffés de pouvoir, transis d’amour ou dévorés par la jalousie : reine, princes, capitaines et pages, mais point de nourrice. Le comique, ingrédient essentiel de l’ouvrage, naît ici des quiproquos que suscite le travestissement d’Eritrea, qui se fait passer pour morte et se substitue à son frère jumeau Periandro, héritier du trône d’Assyrie dont le décès, lui, est tenu secret, ainsi que des accès de démence du prince Teramene épris de la belle.
L’Eritrea © Michele Crosera
Cependant, Teramene délire-t-il vraiment en reconnaissant et en adorant chez « Periandro » les traits d’Eritrea ou voit-il ce que personne ne soupçonne ? La folie se niche parfois, sinon d’abord dans le regard de l’autre et le doute nous saisit, chacun demeurant libre de le dissiper ou de s’en délecter. L’ambiguïté n’est pas que sexuelle dans cette Eritrea emblématique du théâtre vénitien, qui autorise bien des lectures. Ainsi, lorsque ce même Teramene, jusque-là contralto, bascule en clé de fa après avoir été couronné, nous pourrions penser qu’il barytonne pour mieux se démarquer de « l’efféminé et vil Periandro », à moins qu’il ne recouvre la raison ou encore tombe le masque – Teramene « finto pazzo », comme plus tard l’Orlando du « Dottore » Braccioli, librettiste du premier opéra de Vivaldi pour la Sérénissime…
Au sommet de son art, Cavalli jongle avec les registres et maintient un équilibre fascinant entre le bouffe et le pathétique, ariosi, duetti langoureux et lamenti plus ou moins brefs émergeant, sans le briser, du flot vivace d’un recitar cantando capable d’épouser les moindres fluctuations du sentiment. La question de la primauté des paroles ou de la musique ne se pose jamais tant elles semblent naître d’une seule et même inspiration pour jaillir indissolublement liées dans l’immédiateté du concert, c’est du moins l’illusion que parviennent à recréer les artistes sous la conduite éclairée de Stefano Montanari et Olivier Lexa. Français, mais vénitien d’adoption, le nouveau biographe de Cavalli fait ses premiers pas dans la mise en scène, mais il a manifestement développé une compréhension intime de ce répertoire. Son travail, inventif et rythmé, intègre la gestuelle baroque et livre de superbes tableaux, mais sans dogmatisme, sa direction d’acteurs, parfois très physique, ne renonçant pas à la spontanéité des solistes dont elle sait exploiter la fougue juvénile et la fraicheur.
Rodrigo Ferreira (Teramene) et Giulia Semenzato (Eritrea) © Michele Crosera
Si des distributions internationales ont pu s’approprier avec succès La Calisto (Jacobs/Wernicke) ou Giasone (Sardelli/Clément), les chanteurs italiens conservent un avantage indéniable : au-delà de la prosodie, des doubles consonnes et des accents toniques, qu’ils maîtrisent évidemment comme personne, ils magnifient les couleurs et la chair des mots. Il faut préciser que les dimensions de la salle créent une proximité idéale grâce à laquelle aucune inflexion, aucune intention n’échappe au spectateur qui peut aussi apprécier pleinement la volupté du chant.
Au sein d’un plateau proche de l’idéal, nous avons plaisir à retrouver Giulia Semenzato (Eritrea), dans un rôle fort différent de celui d’Elena et qui sollicite davantage ses dons d’actrice, et le contre-ténor brésilien Rodrigo Ferreira (Teramene), seul allochtone dans une partie en or qui flatte son timbre fauve et lui permet de sortir le grand jeu. Si la basse chantante et très dégourdie de Renato Dolcini (Borea/Alcione/Niconida/Argeo), une espèce rare en terres baroques, constitue une belle surprise, Francesca Aspromonte est la révélation du jour. Nous l’avions déjà remarquée dans l’Orfeo monté par Leonardo Garcia-Alarcón avec l’Académie d’Ambronay et lors de la reprise d’Elena à Versailles, mais ni la Musica, ni Giunone ne laissaient deviner un tel pouvoir d’incarnation. Ce soprano, ferme et brillant, campe deux personnages fortement contrastés, passant et repassant avec une aisance renversante des pirouettes de Lesbo, page mutin et rieur, aux accents douloureux de la reine Laodicea, jouet d’Eritrea, qui, sous l’identité de Periandro, la séduit pour prendre de vitesse le volage Eurimedonte, lequel la délaisse et n’a plus d’yeux que pour la souveraine (excellent Anicio Zorzi Giustiniani). Nous ne pouvons conclure sans saluer la qualité de l’accompagnement prodigué par les instrumentistes, au nombre de huit (violons, alto, violoncelle, violone, clavecin/orgue, théorbe et luth), sous la direction, nerveuse mais très souple, de Stefano Montanari.